Tu réajustes ton col, la douleur à ta poitrine. Heureusement, Iphigenie n'a rien vu. Le mensonge aurait été inutile et la culpabilité bien trop déchirante. Voilà ce qui se passe quand on tient tête à Phileas. Une partie te toi apaise la rancune en te disant que tu l'as bien cherché. Des mois et des mois que tu laisses Clovis te traîner partout où il l'entend, te capturer à n'importe quel moment. Le bon fils aurait dit non, mais tu n'es pas un bon fils quoi qu'on en pense. Il suffit que Clovis batte de cil pour que tu acceptes de rester ou de partir. Ce matin-là avait été le matin de trop. Rentrer au petit jour avait été la provocation de trop.

Une honte ! Une honte, Argus ! Voilà ce que tu es !

Cela faisait longtemps qu'il n'avait pas été jusqu'au coup. Ça reste toujours exceptionnel, mais les exceptions sont parfois routinières. Tu dois accompagner Iphigenie voir Izar. La vérité, c'est qu'il n'a pas plus confiance en elle qu'en toi. Persuadé, qu'elle fera encore des siennes et même si tu joues les rebelles, tu restes le plus obéissant des deux. La seule chose que ne t'avais jamais empêché de faire Clovis, c'était d'être à la hauteur. Le prix était juste plus cher à payer, les nuits blanches trop nombreuses et les conséquences plus douloureuses. Tu fermes les yeux, soupires. Aujourd'hui encore, tu comblerais ses attentes. C'est le prix à payer, si tu veux pouvoir encore profiter de ta liberté.

On vous accueille et tu te composes un sourire charmant et polis.

— Merci de nous recevoir. Mon père s'excuse de ne pas avoir pu être présent aujourd'hui, mais il vous transmet ses amitiés.

Tu serres la main de Canopus et profites pour glisser l'invitation discrète que Philieas t'a ordonné de délivrer.

— Il m'a chargé de vous dire qu'il n'a pas oublié qu'il vous devait une partie de cartes.

Droit. Sourire entendu. Un héritier n'est pas n'importe qui, s'il doit le respect aux chefs de famille il doit aussi être fier et digne. Alors tu fais ton expression sûre, brave. Tu encourages du regard Iphigenie à rejoindre Izar. La visite ne l'enchante pas, tu le sais. Ton regard dérive vers Darya. Toi, tu aurais préféré largement passer les prochaines heures avec Izar. Tu la suis sagement. C'est agréable d'aller en extérieur, moins étouffant, mieux pour ta gueule de bois aussi. Sa première pique te fais pousser un rire lasse.

— Déjà ? Diantre, j'ignorais que tu étais aussi matinale.

Tu passes une main fatiguée contre ton visage. Un sourire amusé aux lèvres. Tu n'as jamais compris ce qui lui faisait tant de mal. Elle vous sermonne comme des gosses depuis que vous êtes en âge de vous enfuir le soir, soit depuis vos onze ans. Elle aurait pu se draper de l'indifférence noble mais s'entête à vous planter de ses piques. Tu n'as jamais pu faire honneur à ses attaques, cela fait longtemps que tu as appris à ne pas entrer en compétition avec n'importe qui. Un regard distrait vers le paysage, tu sais qu'elle a horreur du simple, Darya. Tu sais que c'est ce que tu vas lui offrir.

— Hm. Oui. Des révisions, très longues révisions avec Clovis. Tu sais comme nous sommes studieux.

Tu t'assois, tires la chaise, soulager d'enfin te poser. La fatigue te tiraille. Et tu sais pourtant que s'il redemande, tu viendrais. Tu soupires, reconnaissant. Un café, oui. Parfait. Des tonnes de café, même. Tu tends la main vers la tasse en face de toi. Ton col se déplace, dévoile la trace bleuté sous ton cou.

Tu t’es battu ?

Un instinct traître, que tu regrettes immédiatement. Tu portes ta main à ton cou. Le pire geste pour se montrer coupable. Tu baisses les yeux, immédiatement. Tu t'attends à des réflexions, à l'éternel mépris, l'éternel jugement. À la place, elle te glisse un flacon entre tes doigts. Tu la regardes, tu ne sais pas si tu es profondément choqué ou méfiant.

— Pourquoi ?

Tu souffles. N'étiez-vous pas ennemis ? N'étiez-vous pas là pour vous rabaisser l'un l'autre jusqu'à ce que vos frères et sœurs se décident à mettre fin à leur rendez-vous ? Tu regardes discrètement le flacon entre tes mains.

— Merci...

Tu ranges le flacon dans ta poche, l'air de rien.

— Je... J'aimerais que tu gardes ça pour toi.

Tu lèves les yeux vers elle.

— Ni tes parents, ni Iphi, ni Clovis.

Je ne suis pas cruelle, qu'elle dit. Oh, tu n'aurais pas dit cruelle, en effet. Tu n'aurais cependant pas dit tendre non plus. Tu l'aurais cru du même bois que t'es parents, jolis sourires mais pleine d'indifférence pour ce qui l'entoure. Tu l'aurais vu aborder la pitié d'un sourire poli pour cacher le mépris. Faire ce qu'ils font tous, parce que c'est comme ça que les choses fonctionnent chez vous. Tu baisses les yeux sur ta tasse, refuses poliment le sucre qu'elle te propose. Tu as besoin de quelque chose d'amer et de serré sans quoi tu ne tiendras pas.

Ton regard suit le sien, dérive sur la silhouette d'Iphigenie un peu plus loin. Tes sourcils se froncent, elle ne dit pas clairement les choses mais elle a compris. Inutile de mentir, donc. Inutile de te faire passer pour un imbécile. Un héritier reste digne, même face à la plus horrible des vérités.

— Pour le moment.

Tu réponds sobrement, trempes des lèvres dans le café. Ça brûle, mais c'est plus agréable que le poing qu'il a habitué sur toi au petit matin. Tu détaches ton regard de ta sœur. Elle pourrait bien se prendre le coup un jour. Tu ne peux pas. Tu ne veux pas. Mais tu ne peux pas la traîner avec toi jusque fois que tu pars non plus. La situation est trop délicate. L'officialiser auprès de tes proches la rendrait probablement ingérable. Et il faut tenir les apparences coûte que coûte. C'est après tout sur elles que vous bâtissez votre fortune et votre réputation.

— La première fois ça lui était destiné, mais j'ai pris à sa place. Depuis ça recommence de temps à autre, quand il est trop tendu ou quand nous dépassons les bornes.

Un rire amer sur tes lèvres.

— Heureusement pour Iphigenie, Clovis est un excellent moyen de dépasser constamment les bornes.

Tu reprends une gorgée. Ça aussi, c'est un autre secret qu'il ne doit jamais découvrir. Ça te tue, de devoir entasser à ses pieds des tonnes de mensonges et de non-dits. Ironique, que ce soit elle et pas lui qui sache ce que personne ne doit découvrir. Tu remontes ton regard vers elle. Tu n'es pas idiot, le sous-entendu est trop fort pour qu'elle n'y soit pas confrontée aussi.

— Navré que ça ne te soit pas étranger.

Tu hoches la tête en tournant ton regard vers Iphigenie. Tu es on ne peut plus d'accord. Plus vite elle se mariera plus vite elle s'en sortira. Tu sais que tout ce qu'on attend d'elle est un bon mariage, une fois accomplit ils la laisseront en paix. Ta mère, ton père, tous. Et c'est tout ce que tu lui souhaites. Et tu sais, oui, qu'Izar ne l'étouffera pas. Après tout, tu crois avoir deviné qu'il l'aimait.

— Iphigenie s'accommodera de son mariage comme nous le faisons tous. Izar est quelqu'un de bien. Elle le sait et c'est sa meilleure chance de vivre une existence plus épanouie.

C'est tout ce que tu lui souhaites. C'est tout ce qu'elle mérite. Tu bois une nouvelle gorgée, viens dévisager Darya. Un sourire faible naît sur tes lèvres quand elle mentionne Clovis. Toujours le même.

— Si Evonice était un agent du chaos comme son frère, cesserais-tu de la voir pour autant ?

Tu lui adresses un sourire plus conciliant. Peut-être un peu lâche de l'attaquer sur son point faible, mais tu as besoin qu'elle comprenne. Clovis est ton souffle d'air. Il étouffe peut-être les autres, mais il te fait respirer toi. C'est ce que ton père ne tolère pas, c'est que son père à lui ne tolère pas non plus. Et elle, Darya, est-ce qu'Evonice la fait respirer comme elle fait respirer Evonice ?

— Il est ma liberté. Il ne serait probablement pas d'accord, mais quelques coups ce n'est pas cher payer pour continuer d'en profiter. Ceci dit ne t'en fais pas, je sais me faire discret. Evonice n'en saura jamais rien, je ne souhaite pas lui faire de mal.

Tu poses ta tasse pour la regarder.

— Et personne ne saura pour toi également. Je comprends le besoin de protéger ses proches.

Un sourire sur tes lèvres quand tu glisses, moqueur.

— Fascinant cette journée. Je nous découvre des points communs.

Un rire franc qui déchire l'air, peut-être le premier que tu lui accordes depuis que tu la connais. Arrêter Clovis ? Freiner Clovis ? Quelle idée. Ça a dû arriver une fois ? Peut-être deux, depuis le début. Et il t'en avait fallu de l'impatience, de l'énervement, de la peur aussi, pour lui dire non.

— Tu as déjà essayé de freiner le vent ?

On ne freine pas Clovis Lestrange, on ne contient pas une tempête. Tu constates que pour elle aussi, un de leur membre lui est important. Tu souris, fixes ta tasse. Le sait-elle, Darya, qu'Evonice la regarde comme elle ne regarde aucun autre être humain ? Le sait-elle, comment elle compte ? Comment elle règne en maître sur elle ? Tu te demandes, est-ce que cela l’effraierait ? Est-ce que la limite de son amour serait là ? Tu penses à Evonice, tu penses à votre fardeau commun. La vie a décidément un sens de l'humour des plus douteux.

— Oui, tu aurais très certainement perdu. Tout le monde me préfère.

Tu imites Clovis, son sourire arrogant du coin des lèvres. Contrairement à lui, tu ne le tiens jamais longtemps. Sa question te surprend, mais tu prends la peine d'y réfléchir sérieusement. Tu fermes les yeux, essayes de visualiser ce que serait ta vie sans les Fawley, sans la pureté de ton sang, sans la pression de ton père, sans cet héritage qui est le vôtre et qui vous condamne.

— Hm... J'aurais probablement été plus honnête.

La première chose qui te vient. Parce que tout n'est que retenue chez vous, tout n'est que mensonges, que choses tuent. Tu rouvres les yeux pour lui faire face. Tu te demandes quel genre de vie aurait été la sienne. Peut-être auriez-vous pu vous entendre ? Tu reprends ta tasse, tapotes du bout des doigts la table.

— Je n'aurais pas eu à mentir sur certaines choses, je n'aurais pas non plus eu à en taire d'autres. Je pense que ça aurait été une vie plus simple, plus heureuse aussi.

Une vie, où tu aurais pu aller jusqu'au bout cette nuit-là. Une vie où tu n'aurais pu l'excuse de l'impossible comme bouclier à brandir. Une vie où Iphigenie n'aurait pas eu à se fiancer à qui que ce soit. Une vie où tu aurais pu devenir le duelliste de tes rêves sans problème. Une vie qui sonne comme une vie, non comme une partition de musique.

— J'y pense parfois, mais j'essaye de ne pas le faire. C'est douloureux de rêver de l'impossible, tu sais. Et toi, Darya, ça aurait été quoi ta vie si tu n'avais été juste qu'une fille ?

Son humour t'amuse. Si on t'avait dit, quelques jours plus tôt, que tu serais assis à la table de Darya Black à rire de ses blagues tu ne l'aurais pas cru. Comme quoi, la vie s'avère être pleine de surprises. Pourtant, tu vous sait réaliste. Quand vous parlez de vos rêves c'est au figuré. Vous savez que les vies que vous décrivez sont de l'ordre du fantasme, d'inaccessible. Et tu te demandes, Jasper, depuis combien de temps avez vous acceptez votre sort ? N'avez-vous, en vérité, jamais pensé l'impossible ? Était-ce cela, en vérité, être sang pur ? Être terre-à-terre dès la première bouffée d'air ? Les mots de Darya ont un écho douloureux. Tu t'y retrouves plus que tu ne le voudrais pas. Pas juste survivre. Vivre. Oui, c'est ça. C'est tout à fait ça.

Tu reprends une gorgée, pose ta tasse. Tu viens joindre tes mains sur la table et tu balances avec la sincérité qui désarçonne.

— Ça fait mal.

Tu relèves les yeux vers elle, captes son regard. Ce n'est probablement pas la réponse qu'elle attendait. Elle voulait sûrement entendre du rêve, entendre du beau. Mais se faire emporter par la tempête n'a rien de beau.

— C'est un peu comme être tiré de force dans les profondeurs. Tu ne respires pas, ça te déchire de l'intérieur et quand tu finis par remonter à la surface tu réalises que tu y as plus perdu que tu n'as gagné.

Un sourire fataliste sur tes lèvres. Tu es foutu, probablement depuis ce jour-là à la librairie, où tu as bousculé ce petit garçon aux boucles d'or.

— Ça te rend un peu plus abruti à chaque fois, aussi. Mais tu finis par replonger de nouveau. Parce que même si c'est douloureux après coup, ce n'est que quand il m'emporte que je me sens pleinement vivant, pleinement moi.

Tu la fixes, expression provocante au visage.

— À quoi tu t'attendais, Black ? Clovis est égoïste et gourmand. Ce n'est pas parce que je suis son meilleur ami qu'il est moins violent, au contraire même. Mais je suis assez stupide pour en redemander à chaque fois. Alors il peut bien être aussi violent qu'il veut, c'est mon problème si je suis trop con pour dire non.

Tu lèves ta tasse, comme on lève le verre qu'on trinque. Salue les mots de Darya, parce qu'il y a du juste dans tout ce qu'elle dit. On ne fait qu'illusion. Toi d'être libre, d'être l'adolescent insouciant (au fond de toi tu espères que tu l'es, que tes parents n'ont pas réussi à te priver de l'innocence de la jeunesse) que tu transparais. Elle d'être en phase avec son monde, alors qu'il n'y a pas plus grosse blague que celle-là. Cependant tu te sens obligé de la corriger.

— Je n'ai jamais dit que ça ne valait pas le coup.

Tu lui adresses un sourire, remplis ta tasse car tu as besoin de plus de café.

— Quand tu viens te faire soigner une carie, ce n'est pas agréable, pourtant ça vaut le coup. Ma relation avec Clovis est comparable à un traitement douloureux. Je sacrifie beaucoup, je joue à perte, mais crois le ou non ça vaut le coup. Ça vaudra toujours le coup.

Parce que sans ça tu n'existes pas. Sans ça tu serais Jasper le bon pantin. Ce petit enfant sage, vide, sans personnalité, sans essence, que tu as toujours été avant de le rencontrer. Tu serais cet enfant qui ne prend pas le temps de regarder par la fenêtre, parce qu'il a déjà un monde étriqué et gris à contempler. Et tu te penses prêt à tout encaisser, tout pardonner si ça le concerne lui. Tu te penses assez endurant et fort pour continuer de donner pour peu que tu puisses sentir un peu de son soleil sur la peau. Être l'espace de quelques heures Jasper et pas Argus.

Tu remontes ton regard vers le serpent qui l'accompagne. Pas réellement en confiance, parce que cette créature pourrait probablement te tuer s'il le voulait. Diantre, laisse-t-on se serpent se balader où il veut ? Mais elle te dit que tu n'as rien à craindre et tu as assez de fierté pour faire semblant de la croire. Tu le vois quitter la chaise de Darya pour glisser jusqu'à la tienne. Il siffle quand sa peau touche ton bras. Tu restes calme. Si Darya se mettait à négocier avec Uriel nulle doute que ce serpent lui donnerait raison.

— Clovis vit. Il aime la vie plus que tout, peut-être même plus que moi. C'est en ça qu'il est violent. Il vit avec tellement de force que c'est parfois douloureux à supporter ou a encaissé. Parce qu'on fait semblant. Uriel, lui, aime son confort. Il n'aime pas tant la vie que le luxe qui lui revient de droit. Je ne pense pas que tu auras à t'en faire.

Un rire moqueur quand tu penses au frère de ton meilleur ami.

— À vrai dire, j'ai plutôt pitié de lui. Il n'a aucune idée d'à quel point tu vas le mener par le bout du nez.

Mais tu ne vas pas t'en plaindre, voir Uriel Lestrange ne pas porter la culotte alors qu'il bombe plus le torse plus qu'il ne respire va être assurément plaisant à observer. Tu reprends une gorgée de café, oses laisser tes doigts toucher la peau du serpent. C'est une sensation étrange. Tu avais imaginé sa peau plus... Rêche.

— Hm. Tu veux une réponse honnête ?

Bien sûr que oui. Tu soupires, souris face à ta propre folie.

— Je suis terrifié. Mais c'est arrivé que je lui dise non, des fois.

Tu revois son visage rougissant, tu revois sa bouche contre la tienne, tu revois la chaleur entre ses lèvres, tu revois ses suppliques, tu te revois avoir l'envie folle de céder. Tu fermes les yeux, repousses de nouveau le regret et l'amertume qu'il te prend. Tu es encore fâché qu'il ait ouvert ta boite de Pandore.

— Disons que quand je considère qu'on est sur le point de prendre le risque de briser ce qu'on partage, je m'impose. Il déteste ça, d'ailleurs. Je savais ma fiancée d'un fort tempérament mais j'ignorais que tu étais celle qui vivait dans la peur, Darya.

Tu la vois se tendre et son serpent disparaître sous la table. Tu hausses un sourcil quand la voix de sa mère te parvient. Tu te composes immédiatement un sourire poli, trempes tes lèvres dans le café. Oh, tu connais ce genre de femme. Même étoffe que ta mère, même prestance, même menace, à cheval entre la vipère et le rapace. Tu ne fronces pas les sourcils, trop voyant. Mais tu tiques, tu vois, la façon dont elle enfonce ses ongles. Les punitions discrètes, à peine voilée.

— Je vous en prie, c'est moi qui ai demandé à Darya de me le montrer. Je suis... D'une nature particulièrement curieuse.

Tu glisses ton regard vers elle, ton sourire impeccable qui s'efface en une moue volontairement confuse. Il y a des relents des catastrophes que tu sauves avec Clovis.

— Veuillez me pardonner, votre fille à juste voulue être une hôtesse agréable et je n'ai pas pensé que ma demande pouvait la mettre dans l'embarras. J'en oublie parfois la plus simple des convenances.

Tu inclines ta tête, pauvre petit prince repentant. Tu connais suffisamment le beau monde pour savoir qu'elle ne t'en tiendra pas rigueur. On pardonne tous à l'invité, spécialement quand ce dernier vous offre son plus charmant profil. Tu te lèves, viens te placer près de Darya pour lui présenter ton bras. Galant, impeccable, on pourrait te croire un de ses plus vieux amis. Une idée qui séduit vos parents.

— Je voudrais me faire pardonner, accepterais-tu de m'accompagner ? Tu as dit que tu voulais marcher, n'est-ce pas ?

Tu lui glisse avec tes yeux.

Est-ce que ça va ?

Tu accueilles son bras autour du tien et tu salut Lavender une dernière fois avant d'emmener Darya au loin. C'est triste à dire, mais tu n'es pas surpris. Pas surpris qu'elle soit dans une situation similaire à la tienne, similaire à celle de Clovis. Pas surpris de voir que ça pue et ça grouille de vermine autant chez elle que chez vous. Et tu te demandes, Jasper, quand est-ce que vos parents sont devenus ce qu'ils sont. Est-ce le poids des années ? Est-ce que vous êtes destiné à devenir aussi impitoyables qu'eux, vous aussi ? Et tu te dis que tu ne veux pas. Que ce serait trahir ce pourquoi tu te bats. Mais dans le fond, te bats-tu vraiment ? Clovis oui, il se bat. Toi. Toi. Tu survies. Comme elle.

— Habituellement, on se voit à Poudlard. Et à Poudlard, tu n'as pas besoin de lutter comme tu le fais ici.

Tu lui jettes un regard, t'as besoin de faire le jeu des sept différences pour savoir ce qui a changer, ce qu'elle tente de cacher.

— Entre survivant, on peut bien être solidaire de temps en temps, tu ne crois pas ?

Tu lui fais descendre les marches. Tu n'as aucune idée d'où vous vous dirigez, mais qu'importe tant qu'on s'éloigne de la marâtre Black. Tu n'oses pas jeter un coup d’œil derrière toi. Peur de la surprendre, peur que votre petit manège se voit. Il ne manquerait plus que ton père apprenne que tu as sciemment défié l'autorité de la maîtresse de maison. Tu la laisses te guider où bon lui semblera. Tu attends un peu pour oser aborder sa mère. Un rire cynique, histoire de détendre l'atmosphère.

— Mais ne t'en fais pas, je redeviendrai médisant et insupportable quand on se croisera dans les couloirs.

Et tu te demandes encore, ils étaient comme vous, avant, non ?

— Elle est charmante en tout cas, ma mère l'adorerait.

Tu veux bien la croire. Toi-même quand tu regardes ton père, tu vois une image effrayante de l'avenir. Si tu as du respect pour son travail, tu as aussi une inversion totale pour ce qu'il représente. Pourtant, tu jalouses, tu envies son pouvoir, cette image de géant indétrônable qui fait baisser les bras à la plupart de ses concurrents sans avoir à lever le petit doigt. Tu te demandes, si ça va avec le rôle, si ça s'obtient en revêtant le costume. Est-ce qu'il faudra aussi t'y soumettre pour faire survivre votre et nom et votre réputation ? Tu fixes l'horizon, songeur.

— Marrant comment nous avons tous des problèmes similaires avec nos parents. Je me demande si Uriel est le seul à bien le vivre.

T'aimes croire qu'aussi détestable te soit le frère de Clovis, qu'il cache son jeu lui aussi. Quelque part, c'est séduisant de se dire qu'il y a un point commun entre vous tous, une solidarité naturelle. C'est inspirant, de se croire la génération de tous les possibles, celle qui se rebelle contre ses aînés pour promouvoir son propre épanouissement. Celle qui arrivera peut-être à mêler bonheur et devoir, deux mots qui sont étrangers l'un de l'autre en temps normal.

Mais t'es pessimistes de nature, Jasper. Si personne n'a réussi avant vous, qu'est-ce qui justifierai que vous réussissiez ? Alors à sa question, tu ne sais pas quoi répondre. Tu laisses tes pieds fouler le sable. Tu finis par imiter Darya, retirer à ton tour tes chaussures et des chaussettes. Tu t'accordes quelques secondes pour apprécier la sensation du sable sous tes pieds.

— Hm, j'aime croire que oui. Mais si je dois être tout à fait honnête, je ne pense pas que ce sera un combat qui se gagnera à coup de bonnes volontés.

Tu penses qu'ils sont nombreux ceux qui se sont essayés à abatture les murs pour finir par s'écraser dessus.

— C'est beaucoup de sacrifice la vie d'un sang-pur. Et les sacrifices rendent aigris. Mais qui sait, on sera peut-être meilleur qu'eux. C'est l'objectif que je me fixe.

Tu finis par secouer la tête, poser ton regard sur l'horizon.

— Et pour répondre à ta question, non j'ai pas trop d'endroit à moi. C'est peut-être quelque chose à corriger ceci dit.

Rien d'étonnant, manquerait plus qu'Uriel soit quelqu'un d'intéressant. C'est qu'après-avoir passé plus de cinq ans à le détester, il te serait difficile de faire machine arrière. Ce serait bizarre. Peu naturel. Un peu comme avec elle. C'est étrange, vraiment. T'as envie de dire que la Darya qui est à ton bras n'est pas la Darya que tu connais. Mais est-ce que tu peux seulement l'affirmer. La Darya que tu connais, elle n'est peut-être qu'une imposture. Et ce n'est pas toujours négatif, d'être une imposture.

— C'est demandé si gentiment. Bien bien, je serais meilleur.

Tu vois où elle veut en venir. Tu fronces les sourcils, pas tant par jalousie (peut-être un peu), peut-être plus par appréhension. Elle est agréable aujourd'hui, Darya, mais tu fais partie intégrante de ce monde depuis suffisamment longtemps pour te méfier. Demain elle te méprisera dans les couloirs de Poudlard, viendra troubler ta lecture dans la salle commune pour t'apprendre que tu es honte. Elle se fera l’écho de ton père qui déplore ton amitié avec Clovis. Elle sait où elle met les pieds, Darya. Et tu sais qu'elle a déjà deviné que ton meilleur ami est bien le seul à n'avoir jamais remarqué.

— Je ne vais pas répondre à une question dont tu as l'air d'avoir déjà la réponse.

Sous tes pieds, l'eau fraîche te fait frissonner. T'as remonté un peu ton pantalon, tu ne veux pas devoir ajouter ton manque de manière à la longue liste des choses que père et mère te reprochent depuis quelques années. Tu prends le temps de la regarder. Elle n'est pas bête, Darya. Tu le sais. Alors tu accordes à l'adversaire le respect qu'elle mérite. Tu viens néanmoins rapidement détourner le regard. Un lieu, c'est mieux, parce que ça ne disparaît jamais. Mais il ne viendra pas disparaître, Clovis. Tu sais mieux que personne, combien c'est quelqu'un de bien. Il ne t'abandonnera pas, jamais.

— Tu lui as posé la même question ? Diantre, ça a dû faire saigner tes chastes oreilles.

Tu ricanes.

— Elle est bonne, oui.