Tu laisses ton manteau au vestiaire, t'arrêtes devant un petit miroir à l'entrée pour vérifier l’impeccable de ta tenue, recoiffer une mèche trop dissidente à ton goût. Tu t'observes de haut en bas, prends le temps de te redresser, tu as fier allure, tu fais tout pour. Ce n'est que lorsque que tu te juge satisfait de ton apparence que tu foules la salle bondée de la Pomme d'Or.

La réflexion te prend que tu aurais sans doute dû demander un rendez-vous. Cela aurait plus professionnel, plus logique, plus toi. Arf, qu'importe, ça ne rendra ta visite plus qu'intrigante et plaisante (tu l'espères). Il te semble que Constance aime voir les gens sortir de leur paterne. Tu pourrais directement aller la demander, tu décides cependant de faire un crochet par le bar avant. Tu t'assois, va pour lever la main et demander à ce qu'on prenne ta commande, c'est à ce moment-là que tu sens ses doigts s'enfouir dans ton cuir chevelu et ses ongles caresser ton crâne.

— Ah, tu sais comment cela fonctionne lorsque qu'on tient une affaire.

Tu lui glisses un sourire.

— À peine le chat s'absente-t-il que les souris dansent.

Tu croises élégamment tes jambes, bascule le petit tabouret pour lui faire face. Tu poses ton avant-bras contre le bar, pour y tapoter négligemment le bout de tes doigts.

— Un Old Fashioned, s'il vous plaît.

Tu n'as pas le temps d'en dire plus qu'elle t'entraîne loin du bar pour vous trouver un endroit plus propice au calme et à la discussion. Tu te laisses faire, en profites pour regarder le monde bouger autour de toi. Ses affaires marchent terriblement bien. Et toi, tu te sens le besoin d'être terriblement audacieux.

Tu te fais asseoir, déboutonnes le bouton de ta veste pour être plus à l'aise avant de croiser les jambes de nouveau.

— Justement, je venais te voir.

Tu souris.

— J'aimerais te proposer d'étendre ton royaume grâce au mien.

Tu hausses les épaules, coupable. Oh, oui, Constance est belle. Non, Constance est magnifique. Tu ne serais pas honnête si tu te disais totalement hermétique à ses charmes. Elle est hypnotisante, de très bonne compagnie et d'une vivacité d'esprit dont tu ne peux que tomber amoureux... et pourtant, toute Constance soit-elle, elle n'est pas suffisamment autre chose pour justifier à elle seule tes visites. Il y a toujours un plan, une affaire, un projet. C'est peut-être ce qu'il y a de plus désespérant chez toi.

— Je me sens le plus indigne des hommes à te l'avouer, mais oui tu as entièrement raison.

Un sourire d'excuse auquel elle ne croira probablement pas mais qu'importe. T'as pas la malhonnêteté de lui promettre que ce sera le cas un jour, tu vous penses suffisamment lucide pour vous en rendre compte. Tu trinques en la fixant du regard, yeux dans les yeux, parce que c'est comme cela qu'on fait. Le verre tinte, signe que tu peux enfin savourer la première gorgée de ton cocktail.

— Depuis fin mars je multiplie les opportunités, vois-tu. Mon carnet d'adresses ne s'en porte que mieux mais les heures, elles, ne s'allongent pas pour autant. Du coup, il est devenu... Disons... Compliqué de gérer le Dissemdium et le reste.

Tu laisses quelques secondes passée, le temps de prendre par le regard la température. Puis tu reprends.

— La solution à mon problème est toute trouvée, je dois déléguer. Le problème c'est que le monde est rempli d'empotés. Heureusement pour moi, il existe une perle rare capable non seulement de maintenir le navire à flot mais également de le développer.

Tu penches légèrement ton verre dans sa direction.

— Toi.

Tu reprends une gorgée, viens laisser ton poing prendre place contre ta joue.

— Bosser ensemble, qu'en dis-tu ?

Tu fais tourner l'alcool dans ton verre, soupir. Ce petit détail, tu l'avais volontairement écarté de tes pensées. Une faiblesse d'esprit à mettre sur le compte du déni. Les partenaires fiables sont rares et ceux que tu apprécies sincèrement encore plus. Il te coûte d'imaginer un monde où Constance ne sera qu'animal.

— Audacieux, probablement. Sincèrement je prie pour te garder auprès de moi pendant bien des années encore. Tu es une partenaire idéale. Mais je ne t'apprends rien.

Tu laisses ta joue choir contre ton poing. Tu la dévisages un moment. La vérité c'est que tu n'as rien à lui offrir si ce n'est un terrain de jeu plus grand et diversifier. Une bagatelle en somme. Mais tu peux tenter de mettre sur la table un peu plus. Pour elle tu peux bien te ruiner un peu plus.

— Soyons franc, j'aimerais te donner le post de directrice du Dissemdium. Mon club deviendrait une annexe au tien. Tu aurais main mise sur l'organisation, les employés, tout de la programmation jusqu'à l'épaisseur du papier toilette si tu le veux. Moi, je me contenterai juste de jeter un œil de temps à autre et de signer les factures.

Tu prends une gorgée dans ton verre avant de reprendre.

— De ce fait j'ai peu à t'offrir si ce n'est de l'argent en plus. Mais je suis conscient que l'offre n'est pas alléchante alors faisons plutôt ceci : Si tu me rends service, je te rendrai également service. Qu'importe ce que tu me demandes, la réponse sera oui.

Dangereuse, comme offre, mais tu sais que le danger l'attire. Tu souris.

— Vois la garde du Dissemdium comme une offrande pour une collaboration plus profonde. On s'épaule, on s'allie, bref on règne sans partage sur cette fichue rue.

— Tu passes quand tu veux, tu es la bienvenue.

Mais sa demande, en revanche, te laisse un sourire amer. La façon dont elle fait face à son avenir, cette réalité implacable te met mal à l'aise. L'envierais-tu ? D'être fataliste, d'accepter le pire sans broncher ? Son quotidien en est-il plus apaisé ? Est-ce pour ça que sa compagnie t'attire ? Parce qu'elle te fait miroiter un avenir possible où tu pourrais, comme elle, encaisser sans brancher, accepter d'être esclave et t'en contenter. C'était pourtant si simple avant. Pourquoi ça ne l'est plus. Tu te demandes comment tu en es arrivé à être à ce point plein de contradiction.

Tu baisses les yeux sur ton verre quelques secondes. Ce qu'elle te demande, c'est de bâtir sa future tombe. L'idée est macabre, elle ne te plaît pas. Seulement tu lui as garanti que tu n'aurais qu'une seule réponse à ses caprices. Tu soupires, relèves les yeux vers elle avant de lui prendre la main.

— Très bien, je te ferais construire ça.

Tu déposes un chaste et galant baiser sur le dos de sa main avant de t'enfiler une gorgée.

— Tu n'as aucune idée de quand ça pourrait arriver ? Tu n'as aucun signe avant-coureur ?

Tu appréhendes le jour où la plus estimée des partenaires s'en ira.

— Je pourrais chercher. Une malédiction ça se contre, il doit bien avoir un remède quelque part, tu sais ? Je m'étonne que tu ne me demandes pas de tout mobiliser pour te sauver.

Peut-être a-t-elle peur des faux espoirs. Ah. Comme tu la comprends. Ton regard, soudain plus las, passe dans la salle.

— J'ai cinq à sept personne pour la salle, deux barmans, deux cuisiniers, quatre personnes pour gérer la sécurité intérieure et extérieure, et trois personnes pour l'entretient. Mais le staff est assez changeant, pour être franc je suis en manque de personnel. Une de mes barmaids a disparu et un de mes gros bras songe à se faire la malle. Le personnel de qualité est introuvable, tu n'as pas idée du nombre de rats qui postulent dans le seul espoir de pouvoir vider les caisses quand j'ai le dos tourné.

Ainsi donc, elle abandonne. Tu l'observes, la tentation de la secouer, de jouer aux idéalistes et aux optimistes. Mais ce n'est pas toi, n'est-ce pas ? T'es pas hypocrite au point de lui vendre un rêve dont vous savez pertinemment qu'il ne deviendra pas réalité. Le toi adolescent l'aurait peut-être fait. Par bonté d'âme aurait-il dit. Par pitié aussi. Mais pas le toi d'aujourd'hui, plus maintenant. Tu fermes les yeux une seconde, caresses l'idée de chercher sans son autorisation mais peut-être le prendrait-elle mal. Tu aurais été prêt à faire l'effort, sans espoir de trouver, peut-être que voir quelqu'un s'activer l'aurait soulagée. Mais si c'est plus douloureux que réconfortant alors tu iras te contenter de lui bâtir le plus beau bassin qu'un alligator n'a jamais connu.

— Si c'est ce que tu veux alors très bien.

Tu lui épargnes les appels du pied impudiques et mal à propos. Constance n'est pas une petite fille en détresse. À trop infantiliser Iphigenie, tu l'as perdu d'une certaine manière, il te coûterait de reproduire le même schéma aussi agréable soit la compagnie de Constance dans ton paysage.

À la place, tu te concentres sur ton rire, souffles du nez en guise de rire quand elle évoque ta richesse.

— Très riche.

Probablement bien plus que certaines familles de sang-pur, l'argent étant la seule arme dont tu disposes actuellement. Un sourire plus franc vient poindre sur tes lèvres, tu relèves les yeux, l'observes.

— Constance, te "sauter" est probablement la rumeur la plus agréable qui circulera sur moi.

Tu te détends un peu plus sur ton siège.

— Avec mon pedigree, tu dois te douter que je ne suis pas très susceptible. Je me serais pendu il y a bien longtemps sinon.

Tu lèves ta coupe.

— Puisses les mauvaises langues se tordent de jalousie à l'idée que nous prenons notre pied.

Tu trinques avec elle avant de reprendre.

— Ceci étant dit, il faut que nous voyions autre chose. Je ne t'apprends rien, mais l'existence du Dissemdium me permet de faire le lien avec un milieu que les gens biens-nés ne fréquentent pas du tout. Je traite avec des gens peu recommandables... Je ne te demanderai pas de gérer cette partie de mon business, mais puis-je compter sur ta discrétion ?

Ton sourire se fait plus complice et prononcé. Voilà pourquoi il t'est aisé de faire confiance à Constance. Elle ne juge pas, elle n'en a plus le luxe, ni le temps. Un rire s'échappe de tes lèvres, tu t'amuses qu'elle te pense en grand trafiquant. Tu viens fixer ton verre, t'as l'air soudain de bien meilleure humeur.

— Je verse de l'échange de bon procédé.

Tu te laisses un peu plus allé contre ton siège, l'observes quelques secondes avant de reprendre.

— L'avantage à être entouré de rapiats qui ont les dents qui rayent le parquet, c'est qu'ils sont très vite coincés... Et moi, je leur offre la seule ressource qu'ils ne peuvent pas s'acheter.

La discrétion, le professionnalisme, la garantie.

— C'est du donnant, donnant. Je tends la main, en échange on me rend service. Je n'ai jamais été aussi bien renseigné que depuis que je ne me contente plus de lire les journaux.

Tu laisses ton regard parcourir la salle, ton sourire à du mal à quitter ton visage.

— C'est notamment comme ça que je sais que Higings compte élargir sa clientèle en refourguant sa came à tes filles. Tu devrais te méfier, ce serait plus sain pour elles de consommer de la mort-aux-rats.

Tu glisses un doigt sur tes lèvres comme pour l'inviter à la discrétion.

— Mais chut, c'est un secret.

T'as jamais aimé Higings.
Tu fixes le plafond une seconde avant de soupirer.

— La drogue n'offre que peu de perspectives d'évolutions, Constance. Le vrai filon, c'est l'information. C'est un cercle vertueux. Je rends service, ils me renseignent, pensent faire une bonne affaire alors que tout ce qu'ils font, c'est me rendre plus riche encore.