le nez dans les dossiers, et pour le peu de temps où je parviens à relever la tête le monde autour de moi file à tout allure. qu'est-il arrivé à notre banal quotidien aux allures ennuyeuses ? tout s’acharne pour brouiller le temps, jusqu’à ce que la fatigue l’emporte et laisse place à l’oubli. je me souviens avoir été impatiente d’une chose, d’un rendez-vous qui au fil des jours ne semblait plus qu’être une illusion, si ce n’est un doux rêve fruit de mes caprices. isaac ne devait-il pas me recontacter ? comment y penser quand atlas semble si désarmé face à la vie.

j’ai étouffé ma propre vie pour rendre celle d’un autre moins asphyxiante.

les entrevues avec les collègues ont dépéri, les rendez-vous à la cafétéria avec melchior sont devenue des saluts rapides au détour d’un couloir, le sommeil lui-même n’a plus le temps pour moi.

les soupirs ont remplacé les sourires, l’irritabilité la bienveillance. je l’ai compris quand je l’ai vu - mon cœur m’a rappelé. le bonheur est fugace, comme timide : il s’écrase face à l’agacement qui s’empare de tout mon être, sans que je puisse vraiment le faire taire.

« isaac. »

c’est froid je le sens dans ma gorge, ça tire, ça tord même, et j’hésite à parler pour moi ; ça fait si longtemps que je ne l’ai pas fait.

« visiblement tu sais encore emprunter ce couloir, mais tu as du oublier où se trouve mon bureau ? » ça me dépasse complètement, la logique m’a quitté. j’ai besoin de laisser se répandre ma colère, qu’elle se moque avec sarcasme ou qu’elle pointe le véritable problème. j’ai besoin de parler, je crèverai de pouvoir entendre. « mais ephraïm aurait pu t’aider, je crois, pas vrai ? » comment puis-je me faire taire ? « oh excuse moi, tu ne mélanges pas vie personnelle et travail. enfin, quand ça t’arrange. passe une bonne journée. »

le voilà figé, comme coupable de tout ce dont je l'accuse, le coeur amer. mais je sais, isaac ; je sais qu'il n'a aucune arme contre moi, que la violence des mots dépassent la colère de ma pensée. je sais que cette scène que j'initie, de mon propre caprice, n'a de source que la jalousie. je sais que j'ai tort. je sais que je passe pour une enfant. je sais, et j'en ai honte.

alors j'espère disparaître pour la journée, le mois, l'année ; pour la vie, peu importe, le peu d'intérêt que j'avais pu faire naître en lui devait surement s'évaporer comme neige au soleil dès lors que j'avais osé être si effrontée. la lèvre mordue, le regard tombant sur le sol, j'entame une marche qui se stopa par l'arrivée du chat ; alors mes yeux deviennent ronds

nos cadences sont si différentes, et si je fuyais ? et si
j'attendais, patiemment ?

sa main contre mon bras, je me retourne couverte de doutes. comment répondre sans avoir l'impression d'être grondée ? pour lui j'ai la sensation que j'aurai toujours tort, si ça peut nous forcer à avoir la même cadence.

« je- »

mais l'excuse doit s'interrompre, faire face à la réalité. vilaine est la jalousie, sûrement m'a-t-elle envahi sans que je ne me rende compte, noyée sous le travail.

« oui. »

pétrifiée. comme si ces semaines de surmenage soudainement m'autorisait à être une femme au delà d'une avocate. face à cet homme, j'ai l'impression de jouer mon avenir ; et c'est à cet instant que je comprends que je ne l'imagine qu'avec lui.

« j'ai attendu sagement parce que tu m'as fait comprendre que tu préférais que je ne te brusque pas ; mais j'ai juste l'impression que tu ne me prends pas au sérieux. je sais que je ne suis pas la seule qui veuille de toi. je sais qu'on a rien. j'ai pas d'impact dans ta vie, pas d'influence sur comment tu entreprends tes journées. je suis personne. et ça me fait peur, isaac. y'a rien entre nous et je suis déjà celle qui s'implique trop. dis le franchement, si je ne t'intéresse pas. dis moi simplement stop, et j'arrêterai d'y croire. mais ne me laisse pas courir après de faux espoirs. »

la voix basse, sûrement douce, je sais simplement qu'elle tremble dans ma gorge. je pose une main sur la sienne, libérant mon bras de son emprise pour nous décaler près du mur au fur et à mesure que ma parole de libère. ce n'est ni le lieu ni le moment, mais saurions-nous vraiment trouver le temps ?

Fasçonée par la jalousie, je comprends enfin le débordement de mes sentiments. Cette volonté insatiable d’avoir la priorité, ce désir coupable d’occuper ses pensées, cette gourmandise épuisante de vouloir entrevoir sa silhouette le long des couloirs… Voilà tout ce qui avait grandi en moi alors que je m’efforçais à rester assise, les bras sur mon bureau pour ne pas perdre de vue l'objectif le plus légitime.

Et maintenant ?

Si je pouvais ne pas être sourde, détourner mon regard de ses lèvres quand il me gronde ; ne pas trouver séduisant même la réprimande. Quand tout vient de lui, la douleur est presque agréable, un brin apaisante. Parce que malgré tout il est là. Il me parle. Ça fait si longtemps.

Alors ses mains sur mes joues, pour me contenir, pour que la Lune n’éclate pas, pour qu’il soit mon obsession. Qu’il est bête de croire que j’aurai pu m’enfuir avant qu’il ne me congédie. Que je suis heureuse de sentir son contact, même si le ministère tout entier pourrait bien s’offusquer de notre audace.

Imobile pourtant mes épaules s’affaissent, la rancœur se fond, laisse respirer le manque.

« Il n’y a pas que sur ton travail que tu as le contrôle, Isaac. »

Pauvre ignorant ne sait pas que je m’apprête pour un aveugle. Ignore que le peu de rêves qui viennent chasser les cauchemars ne contiennent que lui. Que l’amertume du café s’est faite remplacée par la mélancolie.

De force je n’en ai plus si d’attention il ne m’en donne aucune. Alors pour déplacer des montagnes, l’esquisse d’un sourire suffirait ; et je m’occuperai de tous ses maux…

Le bout de mes doigts effleurent ses poignets, puis j’y dépose mes paumes.

« Tu veux, tu veux, tu veux. N’importe qui pourrait deviner que tu as été professeur…  » Et quel tyran. « Je n’abandonne rien, je te supplie simplement d’oser le dire… D’oser me demander. De ne pas baisser les bras. » De ne plus prétendre qu’il n’y a plus que toi dans l’orage de ta vie. « Tu n’es plus une simple lubie Isaac. » Tu es un amour timide, épris d'insécurité, curieux de se répandre, outragé d’être contenu.

Ces bêtises qui l’éloignent de moi, qu’il me dise les regretter et je les oublie. Cette distance vitale qui le rend si misérable, qu’il s’en défasse une seconde et je saurai trouver une place, sans trop faire de bazarre. Un peu de confiance, Isaac, c’est tout ce qui nous manque pour oser faire un pas de l’avant.