Devant le miroir de l'entrée, tu peaufines les derniers détails de ta tenue. Repasses en revue le nœud impeccable de ta cravate, la bonne présentation de tes manches. Te voilà qui attends depuis près de dix minutes dans l'entrée des Greengrass. Dix minutes que l'elfe de maison qui t'a reçu t'a demandé de patienter pendant qu'il allait "chercher le maître". Tu soupires, te tiens droit, essayes de donner à ton reflet des ordres muets.

Tu es aussi puissant que lui.
Tu es chef de famille.
Reste fier. Reste droit.

Tu sais pourquoi tu es là. Pas besoin de prophétie ou de détective pour le savoir. Il aura mis du temps à te convoquer, mais t'y voilà enfin. Caldwell Greengrass va te lancer l'article sur toi et Cassandre au visage, cracher son mécontentement qu'on puisse insinuer que sa chère fille soit liée à toi dans l'intimité et te sommer de partir et de ne plus jamais la revoir. Tu n'auras qu'à hausser les épaules et quitter la pièce. Te justifier ne servirait à rien. Te battre ne te fait aucune envie. Cassandre est une amie dont tu as apprécié la compagnie, mais toutes les bonnes choses ont une fin. Mieux vaut elle que toi.

Tu pousses un dernier soupir pour te donner courage. Tu pronostiques ton entrevue à moins de dix minutes. Quand tu seras rentré tu iras prendre un bain, ou peut-être iras-tu courir avant. Tu t'es remis à faire le tour des jardins, le matin, à la fraîche. Tu craches tes poumons avant d'en avoir fait la moitié, mais au moins la dépense physique te dissuades d'avoir la main trop lourde sur le vin. T'appréhendes beaucoup trop le besoin urgent de boire pour faire taire le démon. Courir c'est mieux. Courir c'est sain.

Soudain, le petit elfe de maison toussote derrière toi pour attirer ton attention. Il te conduit avec une distance polie jusqu'à une grande porte de bois que tu soupçonnes d'être les bureaux de Caldwell. Il te fait entrer. Ton regard passe sur le père. Tu rappelles à tes maximes. Rester droit, rester fier.

— Caldwell.

Tu t'approches, comme un invité qui n'a rien à craindre.

— Tu m'as demandé, je suis donc venu.

Ton regard accroche sur le bureau l'article du journal. Tu vas lui épargner de te cuisiner. Tu braques ton regard sur lui. Inutile de perdre plus de temps.

— Et je sais très bien pourquoi je suis là.

— Je pense qu'il est inutile de faire monter le suspense.

Tu le toises, tu le damnes le pion. T'es pressé d'en finir. Qu'il hurle, qu'il insulte si ça lui chante. Tu ne peux pas dire que devoir tirer un trait sur tes moments avec Cassandre ne t'atteint pas. Mais tu connais le prix des rumeurs et, celui-là, tu es prêt à le payer.

— Tu t'en doutes, ce que rapporte cet article est faux mais je sais ce qu'il en coûte à ta famille. Je vais prendre mes distances et-

Jasper, j’aimerais te proposer ma fille en mariage.

— ... Pardon ?

Tu as du mal entendre, tu as forcément mal entendu. Tu le regardes, sans comprendre. Sa demande ne fait aucun sens. Mais il s'empresse de préciser, de planter le couteau plus profondément encore. T'as un sourire tremblant, poli. Est-ce un ordre qu'il vient de te donner ? À toi ?

— C'est une plaisanterie de très mauvais goût, Caldwell.

Tu attends la chute, mais sa demande semble on ne peut plus sérieuse. Tu passes une main nerveuse dans tes cheveux.

— Ça ne fait aucun sens.

Tu secoues la tête, viens t'appuyer sur le devant de son bureau.

— Je refuse.

Tu n'as aucune envie d'épouser Cassandre, aucune envie de construire quelque chose de cet acabit avec elle ou avec qui que ce soit d'autre.

— Je n'épouserai pas ta fille.

D'où le diable, lui vient cette idée ?

Tu le suis du regard lorsqu'il contourne le bureau. T'y crois pas. Tu ne veux pas y croire. Tu ne comprends pas la délectation dans son regard, ce petit air de triomphe qui le prend. Comme-ci il venait de gagner une bataille, Caldwell, quand toi tu vois votre condamnation à tous. Tu fronces les sourcils tendus. La façon dont il parle avec désinvolture d'imposer à Cassandre vos fiançailles te débecte. Et pourtant, quand tu dis qu'elle ne refusera pas, une partie de toi, terrifiée, se dit qu'il a raison. Tu secoues la tête, ça ne peut pas arriver.

— Là n'est pas la question !

Tu exploses scandalisé. Il traite avec toi comme le ferait n'importe quels partenaires commerciaux aux dents longues. Seulement, c'est de sa fille qu'on parle. De sa fille et de son intimité.

— Tu veux vendre ta fille au pire parti possible, quel genre de père es-tu ?

Tu fais claquer ta paume contre le bureau. Oublie qu'il n'y a pas si longtemps c'est toi qui cherchais à vendre ta sœur à Izar Black.

— Combien d'amis lui tourneront le dos parce qu'elle porte mon nom ? Combien de gens la regarderont de haut ? Je refuse !

Tu secoues une nouvelle fois la tête, tu es dépassé la tournure de cette conversation, par la pression qu'il place sur tes épaules. Comme-ci son choix était tout ce qu'il y avait de plus raisonnable. Tu ne comprends pas.

— Cassandre est quelqu'un de bien, elle ne sera pas heureuse à mon bras, je refuse.

Tu ne pourras même pas lui donner l'amour en compensation pour adoucir le fait d'être femme de déchu. C'est hors de question.

— Tu ne peux pas me forcer. Ta proposition, je la refuse, tu entends ? Je n'épouserai pas Cassandre. Ni aujourd'hui, ni jamais.

Tu l'aimes, mais pas comme ça. Tu ne l'aimeras jamais comme ça.

— Je vais publier un démenti et nous en resteront là. Bonne journée à toi, Caldwell.

Tu tournes des talons, va pour partir.

Il marque un point. Mais, furieux comme tu l'es, tu ne soulèves pas. Déterminé à quitter la pièce et à en rester là. Il te débecte, il te rend fou. Il est pourtant le parfait reflet de cette société de cette société dans laquelle tu veux être accepté. Peut-être Vanitas avait-il raison quand il te disait de tracer ta propre route, de créer ton propre dogme. Peut-être était-il temps pour toi de commencer une révolution. Mais la menace insidieuse franchit ses lèvres et tu te stoppes non loin de la porte. Tu tournes des talons, le regard orageux.

— Tu oses me menacer ?

Tu penses que tu peux frapper cet homme. Ton esprit caresse l'idée, non sans sensualité, d'écraser son crâne contre le bois de son bureau, d'entendre le doux crack de son nez qui se brise, de voir sa figure si fière et digne aussi ravagée que celle d'un chiffonnier. Tu sers le poing, tu pourrais. Mais les rêves de violences laisse place à une appréhension réelle quand tu le vois, si sûr de lui, se lancer dans un petit jeu que tu ne connais que trop bien pour ne pas y être sensible. Il veut t'intimider. Tu comprends que la menace n'est pas en l'air. Quand il dépose son dossier sur le bureau tu sais déjà dans quoi tu tombes. Tu les connais, ces gestes maîtrisés, lents. Leurs buts sont de mettre l'adversaire sous tension et ça marche. Tu te tends, sens une désagréable goutte de sueur descendre le long de ta nuque, caresser ton dos avec la même douceur terrible que la main d'un démon.

Tu déglutis. Il annonce les faits qu'il a contre toi. Tu penses à Emma, comment peux-tu regarder cette enfant en face ? Tu ne connais pas le contenu exact des feuilles qu'il dispose sur le bureau, tu as trop peur pour t'en approcher. Mais leur simple nombre te donne le vertige. Depuis quand ? Depuis quand collectionnes-tu autant de travers, Jasper ? Ton regard passe lentement sur les feuilles devant toi. Tout ton passé étalé, tout ce que tu essayes de dépasser, désormais imposé.

Investissements dans des sphères douteuses, alcoolisme aigu, parfois en public, violences verbales et physiques…

Tu ne te sens pas bien.

Homosexualité.

Ton regard s'écarquille.

— Comment...

Comment sait-il pour Clovis et toi ? Non. Non. Il ne peut pas savoir. Il doit parler de Vanitas. Oui. Oui. De Vanitas.

Tu essayes de reprendre contenance. Un sourire tremblant au coin des lèvres.

— Je ne vois pas de quoi tu parles.

Tu sens le monde s'écrouler sous tes pieds. Tu penses de nouveau à Emma, le bref rêve jamais formulé de, peut-être, un jour, oser adopter. Tu penses à Rose, à votre réputation déjà entachée. Tu penses à Clovis. Caldwell parle sûrement de Vanitas mais si ce n'est pas le cas ? Merde. Merde. Merde. Merde.

— Qu'est-ce qui te prend, Caldwell ?

Garder la face avant que le masque ne se brise.

Le sol se dérobe sur tes pieds. Par tu ne sais quel miracle, tu ne te retrouves pas au sol, pourtant tes jambes ne semblent plus te porter. Et tu te demandes comment il a pu ? Comment il a fait ? Ton souffle comme suspendu l'espace de quelques secondes. Puis soudain, tu avances. Tu avales la distance entre toi et le bureau. Plaque tes mains contre le bureau pour laisser ton regard jongler sur tous les documents. Tu vois des captures d'écran de tes conversations, de ta messagerie personnelle. Qui ? Comment ? Ton palais sec face à la mise qu'il énonce, face à tes possibilités inexistantes. Tu cherches, furieusement, dans la panique, n'importe quoi qui pourrait le contrer. Mais tu n'as rien. Strictement rien en main pour le faire se coucher. Il t'a eu. Il n'a même pas eu à se battre. Et tu comprends peut-être pour la première fois de ta vie ce qu'est une défaite écrasante.

— Pourquoi... ?

Un souffle tremblant. Merde. Merde. Merde. Merde.

— Pourquoi fais-tu tout ça ?

Est-ce pour te remettre à ta place ? Pour te punir de ton impertinence ? Est-ce que Cassandre lui a fait part de sentiment particulier à ton égard que sa folie de père n'ont pas pu ignorer ? Est-ce que c'est pour se venger de Clovis ? Est-ce que c'est pour se venger de toi ? Est-ce pour évincer votre nouvelle génération ? Est-ce que ça n'a rien à voir ?

Tu sens la haine croître à mesure que la peur grandit. Tu le hais. Lui. Tout ce que cet homme représente. Ce système qui vous corrompt, qui vous force à, cette époque progressiste et moderne, renier de vos sentiments jusqu'à votre identité. Tout ça pour quoi ? Pour un héritage qui n'a plus de sens, pour des enfants qui n'ont d'importance que parce qu'ils ont le sang aussi bleu que le ventre que les portent ou la sève qui les a engendrées. T'as manqué pendant si longtemps ces gens qui pleuraient sur le manque d'amour. Toi qui ne connaissais que le concept du devoir et de l'honneur. Ah. Si tu pouvais tout brûler. En cet instant, tu comprends que la haine que tu ressentais pour ton père n'était et ne serait jamais rien en comparaison de la haine que tu ressentirais toujours pour Caldwell Greengrass.

— Tu vends ta fille à un homme qui fera toujours semblant. Tu es écœurant.

Tu le hais. Tu le hais. Tu le hais. TU LE HAIS.
Mais le poing serré tu ne peux rien faire. N'engendrer aucune menace, ni balancer la moindre malédiction. Tu es impuissant. Et cette impuissance, elle te tord le ventre. Tu relèves la tête, l'envie de lui crier que tu te vengeras. Mais comment ? Par quel moyen ? Ce qu'il étale sous des yeux est très certainement la copie d'une copie, d'une copie. Les originaux doivent être sous bonne garde à la banque. Alors quoi ? En plus de flirter avec l'illégalité tu vas t'improviser cambrioleur ? Tu ne veux pas te marier, l'idée te file la nausée. Tu as pris tellement de haut Clovis pour avoir épousé Darya Black. Te voilà désormais forcé d'épouser Cassandre Greengrass.

— Tu es monstrueux, quand Cassandre apprendra que tu me fais chanter elle te détestera !

Mais tu sais que c'est faux. Tu balances des menaces pour te raccrocher à une puissance mensongère, qui n'existe pas. Cassandre n'en saura jamais rien. Tu sais qu'il ne te laissera pas faire. Tu sais que le mensonge est la garantie que tes secrets soient bien gardée. C'est ironique. T'as méprisé Clovis pour tout ce qu'il a fait. Tu vas te marier avec la fille la plus charmante que tu n'as jamais rencontrée. Et tu vas baser votre mariage sur un mensonge encore plus gros, encore pire que celui qu'a pu avoir Clovis pour sa propre femme. Tu baisses les bras, tout en toi crie l’abandon, le désespoir de la défaite. Tu es vaincu, Jasper.

Tu as perdu.

À croire qu'il vient de te donner une leçon. Ce petit ton paternaliste qu'il prend, cette façon qu'il a d’apaiser ton échec, comme-ci il savait des choses que tu ignorais. Exactement comme ton père. Tu sens ta mâchoire se contracter sous la frustration. Tu aurais préféré qu'il te hurle dessus, qu'il te cogne, qu'il se montre cruel. Mais il balaye tes maigres menaces, non, il ne les relèvent même pas. Te laissant seul avec ta colère. Il est doué. Il sait.

— J'en doute.

Tu cherches, tu cherches furieusement. Tu ne veux pas. Tu ne peux pas. Tu sors de cette pièce et puis quoi ? Tu appelles Clovis ? Tu lui dis ? Tu vous condamne ? Dos au mur, pourtant tu n'as pas le choix. T'es terrifié à l'idée de perdre le peu que tu as gagné ces dernières semaines. Sa main sur ton épaule te fait frissonner. Mais tu n'as pas la force de te dégager. Absent. Sonné. Tu as beau réfléchir tu ne trouves rien. Tu as vraiment perdu cette fois, n'est-ce pas ?

Tu te laisses tomber sur le fauteuil en face de son bureau, abattu. Tu poses une main sur ton front.

— C'est très délicat de ta part.

T'essayes de pousser un sourire emprunt d'ironie mais la seule chose à laquelle tu parviens c'est de sentir la commissure de tes lèvres tressauté sous l'abattement. Tu ne veux pas la voir. En guise de réponse, tu secoues la tête. Tu ne veux pas la voir. Tu ne veux pas rendre concret ce cauchemar. Et quand il te parle de date, tu finis par te lever d'un bond. Il faut que tu sortes, que tu quittes cette maison. Tu vas vomir. Il faut que tu parles à Rose, il faut que tu parles à Vanitas, mais surtout, surtout, il faut que tu parles à Clovis.

— Fait comme bon te semble, après tout tu as déjà tout prévu.

Tu craches ça avec acidité.
T'as la tête qui tourne, tu veux t'en aller.

Il est trop bon, prendre le temps d'organiser un mariage digne de ce nom. T'es assommé sous le poids des informations. Tu t'orientes vers le déni, vers la révolte. Cherche n'importe quoi pour chasser la boule dans ta gorge, la sensation de ton ventre qui se tord. Debout au centre de la pièce tu peines à déglutir. Caldwell se fait compréhensif, gentil et ça ne t'en met que plus mal à l'aise. Tu aurais aimé qu'il te cogne il y a peu. Tu voudrais désormais le voir exulter. Mais Caldwell n'est que sobriété.

Demain la nouvelle sera dans Gazette. Une partie de toi comprend que tu vas devoir voir Cassandre dans les heures qui viennent. Tu te sens fébrile. Tu ne veux pas. Tu t'enfermes en toi-même, ultime moyen de repli face au ciel qui te tombe sur la tête. Mais quand Caldwell évoque l'idée d'une fête, évoque l'idée d'inviter Clovis et Darya tu relèves péniblement la tête. Tes traits se déforment, luttent entre le besoin de rester neutre, la nécessité de se faire rageur, le besoin d'exprimer ta détresse. Tu sais très bien pourquoi il fait ça. Il est cruel, tu ne t'y trompes pas. Tu le détestes de masquer cette cruauté sous plusieurs couches de bontés et d'enthousiasmes. Tu as envie de parler, mais ta gorge se serre. T'aurais dû garder Clovis dans tes bras ce soir-là, ne jamais le laisser partir, arrêter le temps, ne jamais laisser cette soirée laisser place à une nouvelle journée.

Sa sollicitude réveille la nausée. T'essayes de rester digne, mais tu ne parviens pas à retenir un geste de la main pour le maintenir à distance. Tu ne veux pas le sentir. Si tu sens son odeur, tu dégueules.

— Je reviendrai. Plus tard.

Tu imagines que quand tu reviendras, elle sera. Toute enchantée par les festivités à venir. Tu vous vois déjà, tous les trois, dans un petit salon baigné de lumières avec des pâtisseries écœurantes et du thé dans les mains. Caldwell et elle parleraient de la couleur des fleurs, du nombre d'invités. Probablement qu'elle s'enchantera d'organiser la fête et votre mariage au domaine Greengrass. Elle tournera la tête vers toi avec son sourire éclatant et t'auras envie de recracher ta madeleine. À la place tu avaleras, souriras, pas avec autant de conviction que tu ne le voudrais, mais tu souriras, tout ça pour que Caldwell ne brise pas d'autres vies en plus de la tienne. Merde.

— Plus tard.

Tu t'éloignes te traîne avec la porte. Tu veux rentrer chez toi. Tu veux t'enfermer dans ton manoir. Tu dois annoncer la nouvelle avant que Caldwell ne le fasse. Rose va froncer les sourcils, ta mère tapera des mains satisfaites en te disant que tu as fait ce qu'il fallait. Vanitas te jugera, partagé entre inquiétude et révolte. Et Clovis... La vérité c'est que tu rêves qu'il fasse exploser sa jalousie, mais que tu crains de le voir soulagé. Un mariage, voilà une excuse pour fuir que l'adulte qu'il est devenu n’hésiterait pas à saisir.