Bleu et rouge en alternance.
Les spots s'agitent selon la même mécanique hypnotisante. T'oublie tout. Le bruit, la foule, les tracas, les frustrations, les corps suants qui se frottent à toi. Tu détestes le contact habituellement mais là, rien n'a plus d'importance. ça n'en devient que des broutilles que tu jettes sans y prêter attention.

Les lumières dessinent des formes colorées avec les ombres des danseurs et des buveurs qui apparaissent puis disparaissent soudainement selon les allées et venues des projecteurs. D’un coup tu plonges dans l’obscurité puis le spot repasse sur ton visage. Ça t’indiffère, tu bouges simplement au rythme de la masse.

Le bruit - la musique - assourdit tout et tu ne vois que des vagues silhouettes sans importance.
Ici, plus rien n’a d’importance au final, sauf les basses qui tapent et l’air qui vibre.  Ça ralentit à peine que ça repart déjà. La nuit parait infinie, et c’est exactement ce dont tu as besoin.

Au milieu de la piste, tu bouges, tu danses, encore et encore. Agite ta tête pour la vider du trop-plein qui menace de déborder.
Secoue encore. Tremble sur le rythme continu, élève toi avec la clameur collective des corps qui se mouvent en cœur.
Rien d’autre ne compte.

Bouge. Bouge. Balance ta tête. Ferme les yeux, évite les flashs lumineux qui te donnent la nausée. Et puis finalement, extrais toi de la masse, exsangue comme tu es d’avoir dansé encore, encore et encore.
Halètement sec, ton téléphone sorti de ta poche arrière t’indique l’heure. Ça fait longtemps que tu t’oublies sur la piste, tu crèves de soif. C’est ça qui t’a fait sortir de ta transe sans doute. T’en sais rien, juste un picotement désagréable.

Mais l’ivresse collective t’enveloppe vite à nouveau, un de tes pas tangue à peine mais tu marches droit - à peu près. T’éloignes du cœur des danseurs, slalome les quelques isolés sur les côtés de la piste. Finalement tu arrives au bar, séparé du centre de la fête par une double porte battante qui stoppent tant bien que mal le bruit. Des conversations peuvent se tenir sans trop avoir à crier. Tête à demi-baissée, tu poses finalement tes avant-bras sur le bar dont la fraîcheur t’extrais définitivement de l’ivresse d’à côté. Tu trépignes d’y retourner mais tu devais juste te poser cinq minutes. Loin du collectif inconscient. Après avoir passé deux heures à tout oublier qui ont filé comme deux minutes, ça te parait une bonne idée.

Un shot.

Pas de politesse, pas de précision. Il te faut un truc rapide à boire, que tu te l’envoies et que t’y retournes aussi sec. Ça te manque déjà, comme une supplique sourde, une caresse délicieuse. Tout oublier. Juste bouger. Ne penser à rien. Bouger simplement.
Tu redresses la tête et le nuage se dissipe d’un coup, un grand froid t’envahit.

Tu le connais. Comment ça pourrait être autrement ? Il a pas changé, il est toujours aussi lui. Il te déteste probablement, ou alors il t’a complètement oubliée. T’es plutôt douée pour tes sortilèges, tu voulais pas lui enlever vos années d’école. Juste les quelques semaines finales.
T’as envie de prendre tes jambes à ton cou, retrouver la foule, t’oublier dans le bruit, oublier tout. Mais il te regarde. Il t’a reconnue, t’en as la certitude.
T’as envie de fuir. T’as… honte ? Toi Erin, t’as honte ?
Mais tu peux pas t’en empêcher. Tu veux bien t’assurer que c’est lui malgré la certitude que tu as que oui. C’est forcément lui. Et pourtant, les mots brûlants franchissent tes lèvres :

Ludwig ?

Il te déteste.

Parce que tu t’attendais à autre chose Erin ?
Tu l’as abandonné ! Tu t’es rassurée toutes ces années en te disant qu’il avait refait sa vie sans toi, qu’il était heureux. Que tu avais pas fait une si grosse connerie.
Soit t’es naïve soit t’es égoïste.
Probablement les deux.

Et la colère de son ton brise toutes les certitudes plus si certaines sur lesquelles tu avais bâti ta vie ces dernières années. Ces années sans lui.

Il ne va pas bien. Il t’en veut.
Des mensonges. Ta vie c’est des mensonges !
Et t’y a cru, petite égoïste que t’étais.

T’as merdé.

T’as envie de lui crier que non, bien sûr que non. Comment t’aurai pu oublier ? L’oublier lui ?
Les poings serrés, la soirée n’est soudain plus qu’un énorme poids sur toi. T’as envie de sortir. De fuir. Y a plus d'air ici.

Mais t’oserais ? Fuir encore et encore et encore, Erin ?

T’as merdé Erin.

Et t’as cru que t’avais bien fait. Que c’était pour le mieux. Pas que pour toi, non pour vous deux. T’as pris une décision égoïste motivée par la peur et tu t’es rassurée toute seule, t’as rejeté tout le monde en te disant que tu l’avais mérité.

T'as merdé Erin.
T’as menti. A lui, à toi, à vous.

Ça tourne en boucle. Tes erreurs passées deviennent tes erreurs présentes, ton futur ; tout ça ne fait plus qu’une seule chose.
Toi. Ludwig.

T’as merdé.

Il n’est pas mieux sans toi ! Peut-être pas pire - t’es encore assez stupide pour l’espérer, alors que tout son corps crie le contraire. Mais pas mieux.

T’as merdé Erin.
Et au moment de répondre quelque chose, rien ne vient. Pourtant tu soutiens son regard. T’as aucune idée de pourquoi, peut-être pour te détruire un peu plus ?
Car tu vois la haine qui brûle. La rage qui enfle.
Tu dis rien. Le fixe. Mais c’est trop.
Alors tu baisses le regard.

— Jamais.
Ta voix sort comme un murmure, la musique passe en second plan.
Tu pourrais - tu devrais - t’excuser. Mais à la place, tu plonges encore plus le couteau dans la plaie, redresse la tête sous sa haine :

— Tu te souviens ?

Il te dit qu’il se souvient et tu comprends qu’il ne se souvient pas de ce moment terrible, qu'il se rappelle simplement votre relation. Qu'il croit que tu l'as abandonné du jour au lendemain (il n'a pas vraiment tort).
Tu n'avais jamais pu en avoir la preuve et le savoir maintenant, après toutes ces années, ça te brise un peu plus.
Ou plutôt, ça disperse encore davantage tes miettes.

T’as bien réussi ton sort Anneli - parce que c’est bien de toi dont il s’agit. Le devoir avant tout ! Tu es répugnante.

La chaleur se fait étouffante. T’as besoin de sortir mais tu sais que si tu fuis, c’est fini pour de bon.
Parce que tu crois encore que y a un monde où vous pourriez reprendre. T’es sans doute naïve et carrément stupide. Mais t’y crois.
Parce que tu t’es accrochée toutes ces années à l’idée qu’au moins un de vous deux était heureux.
Et tu t’es planté en beauté.

— Je ne nous ai pas séparés.

Mensonge. Mensonge que ta peur te dicte mais tu le sors quand même, tu tentes de te persuader que c’est la vérité. Ce n’est pas toi, c’est eux. Les meurtriers de ta famille.
Mais le mensonge est trop gros et la véritable Erin qui tu enfouies depuis toutes ces années avec application ressort : ...pas volontairement.
T’es pathétique à tenter de te rassurer au lieu de lui donner les réponses qu’il mérite.

— Si j’avais pu faire autrement, je l’aurais fait.
Tu en es persuadée.

T’as beau crever de chaud à l’extérieur, l’intérieur se fait glacial.
Tu ne peux plus te cacher de la vérité maintenant Erin. Alors tu redemandes, plus précise cette fois, tes yeux rivés dans les siens, le tourbillon du passé qui manque de t’embarquer à nouveau :
— Tu te souviens de l’hiver 2023 ?
Parce que tu as besoin d’être sûre. Savoir s’il te déteste en sachant tout. T’es égoïste Erin. Tu grattes les plaies qui cicatrisaient enfin (que tu crois), parce que c'est nécessaire. T'ignorais que le revoir aurait pu faire ressurgir autant de choses.

Il a changé, il te parait tellement éteint maintenant. ça te donne envie de remuer ciel et terre pour trouver ceux qui lui ont fait ça - alors même que tu conscientises à peine que le seul coupable, c'est toi.

En quelque sorte.  

Il te fait languir de détails, te titille pour que tu ploies l’échine, que tu implores les réponses que tu as fuies toutes ces années. A présent, plus rien n’a d’importance.
Il est là. Devant toi.
Et vos retrouvailles ne ressemblent à rien de ce que tu aurais pu imaginer.
Car tu t’en es fait, des scénarios catastrophes ! Mais jamais tu n’avais imaginé la douleur et la rage que tu vois dans ses prunelles.

— Je suppose qu’après t’avoir laissé dans l’ignorance pendant des années, tu as le droit de me laisser dans l’ignorance sur ce point-ci.
Parole froide pour masquer à quel point il te blesse. Et à quel point tu veux savoir

Parce que tu ferais  t o u t pour que ça redevienne comme avant.

Car le manque qui gémissait en fond est maintenant un rugissement sans fin. Qui grogne, qui hurle et fait tout un tapage. Tu ne peux plus l’ignorer.
Le poids de tes échecs.

— Parce que personne ne savait que j’étais vivante. Grande inspiration. C’était mieux comme ça.
Car ils t’auraient traquée sinon. Et ils l’auraient traqué lui aussi. Alors t’as été égoïste et pourtant t’as agi pour ton plus grand bien. Pour votre rêve d’adolescents que t’as défiguré sans y penser outre mesure. Et ça devait le rester. Je n’aurais jamais du revenir !

Tu crierais, s’il n’y avait pas le monde. T’y accorde pas beaucoup d’importance, mais si Ludwig travaille ici…
Tu lui as déjà fait assez de mal, tu ne vas pas en plus lui prendre son travail (c’est la seule pensée altruiste qui te traverse).

— Comment tu peux penser un truc pareil ?
T'apposes tes mains sur le comptoir,  rive tes yeux dans les siens.
Colère qu’il puisse penser que tu l’aies oublié.
Incrédulité lorsque tu t’avoues à toi-même pour la première fois que tu n’as jamais tourné la page.
Et le château de cartes de tes certitudes s’effondre.

Tes doigts se crispent. Les poings serrés, la frustration de ne pas te faire comprendre t’enserre.
Et il te piétine (tu l’as mérité).
Encore. Et encore.
Piétine tes certitudes. Ta fierté. Tes sentiments. (comme si tu n’avais pas fait pire avec les siens)

A voir les tiens tous tomber d’un coup, malgré le désamour que tu leur portais, tu es devenue égoïste.
Seule survivante, tu ne t’en ai jamais voulu d’avoir survécu toi parmi tous les autres.
Par contre, tu as peur de mourir depuis.
Peur que la faucheuse réalise qu’elle a oublié quelqu’un et qu’elle vienne finir ce qu’elle a commencé.
Et la peur t’as donné des ailes et tu as choisi pour vous deux.
Vivre à tout prix, fuir une mort hypothétique.
Mais condamner les deux partis à vivre dans le malheur, est-ce vraiment vivre ?

La réponse t’apparaît de moins en moins évidente et de moins en moins affirmative.
(Ça te déplaît)

— Je regrette cette période pour d’autres raisons que ton absence.

Une façon de crier à la fois à quel point il te manque et qu’il n’est pas le centre de ton mode (mensonge).

— Je l'ai fait pour te protéger. J'étais persuadée que tu étais mieux sans moi.

Tu craches ton fiel et ta douleur sans te soucier de l'étaler partout. Après les mensonges (à toi-même, à lui, au monde), la vérité éclate. Parce que tu ne fais rien à moitié.
Mais pour rien au monde tu admettras que tu as merdé. Que tu avais tort sur toute la ligne (comme si ça n’était pas assez évident).

Et tu le regardes, comme si c’était la première mais aussi la dernière fois que tu l’avais devant toi.
Les muscles tendus, regard dur, tu assènes :

— Eh bien, tu assumes mal.

— J’ai jamais prétendu avoir raison.

Parole tellement fausse qu’elle ne peut être un mensonge. Mais tu t’entêtes. Te fiches de te contredire.
Tu es bien incapable de mettre ta fierté de côté, de reconnaître tout le mal que tu lui as fait à voix haute.
A voix haute seulement, parce que tes pensées qui tourbillonnent ne font que te hurler à quel point tu l’as brisé.

Brisé en mille morceaux en pensant le protéger.

Le protéger ou bien te protéger toi ?

Cette pensée t’es insupportable mais dès que l’idée t’effleure, elle enfle encore et encore, asphixie tes pathétiques tentatives de te dédouaner, de nier, prend toute la place.
Sans doute parce qu’elle est vr-

Non.
Non, non, non. T’as agi pour votre bien à tous les deux.
Un point c’est tout.


Et Ludwig continue à te poignarder (il a raison) (tu le mérites bien).

— Pareil. Il n’y a jamais eu que toi
Et sous les tonnes de mensonges, cette phrase là est (partiellement) véridique. Il n’y a jamais eu que lui mais tu as essayé de “passer à autre chose”. Persuadée que lui aussi, depuis longtemps.
Que t’as été conne !

— Jamais, tu réponds en le laissant à peine finir sa phrase.
Jamais tu n’as pu oublier.
— J’y pense tous les soirs, toutes les nuits.

Cette fois c’est lui qui suppose mal.

Œuvré pour l’accomplir. Œuvré pour l’accomplir ?
Tu as envie de répondre oui, presque sincèrement. À force de te mentir à toi même, de t’enrober dans une vérité modifiée, une vérité édulcorée, transformée, faussée, tu finis par te persuader de sa véracité.
Et c’est ça qui sort de ta bouche, encore une fois presque mu d’une volonté propre, sans que tu ne puisses le retenir.
— Oui, presque murmuré, avec une ferveur toujours intense. Une ferveur toujours réelle.

Regarde autour de toi, personne ne semble vous prêter attention outre mesure. Cependant, tu garderas pour toi les avancées balbutiantes que tu commences à faire. Prudence s’impose, toujours.
Tu continues toujours à essayer. Essayer de te rapprocher d’un moyen de vous libérer tous autant que vous êtes du système étouffant, du Ministère criminel.

Il est ridiculebeau l'espoir ! Seule graine germée dans un champ de pousses brûlées avant même d'avoir écloses. C'est tout ce qu'il te restait, après lui, ta liberté (ou son illusion).
Et tu t'y es accrochée de toute tes forces, pour que personne ne puisse jamais te l'ôter, ce minuscule lopin de terre fertile qu'il te reste.

Autour de votre idéal commun, les tensions semblent s’apaiser. Il vous reste toujours ce fragment en commun alors. À défaut de tout le reste, vous rêvez toujours des mêmes choses.
— ça a été ma raison de vivre pendant toutes ces années, toujours avec ce même ton de voix, guère plus épais qu’un murmure, empli de passion, d’ardeur que le temps a épargnée.

Et le pire, c’est que tu ne mens vraiment pas cette fois. Après toi, ta liberté ou celle du monde tout entier a bien un point commun : dans le système actuel, elles sont condamnées.

Ascenseur émotionnel qui redescend brutalement, la corde se rompt et ton esprit dans la cage tombe en chute libre.


Qui es-tu ?
Q u i  es-tu ?

Tu es les cendres du feu qui brûlait avant votre séparation, tu es les ruines battues par les vents de ta fierté vivace.
Tu es l’ombre de la grandeur qui fut tienne. Qui fut vôtre.
Un zombie, diraient les moldus.


Si Ludwig retient ses larmes, tu n’y prêtes pas attention, trop occupée à maintenir ta voix droite. Ta vision se trouble encore, le rouge et bleu prennent davantage de place et se rétractent pourtant.
Et puis, ça te demande de l’énergie de retenir les tiennes aussi, de larmes.

Le vouvoiement te tranche comme une lame chauffée à blanc qui passe lentement sur chacun de tes os, les frotte sans douceur, écorche ta peau jusqu’à ton âme.

— Je suis exactement pareille que toi, répliques-tu, la voix qui laisse échapper un soubresaut incontrôlable, déjà tournée et prête à fuir.
Je suis ce qui reste.