Il a l'air épuisé. Il l'est, sûrement. Le front tout en sueur, le corps raidit et beaucoup plus mou qu'au début de sa séance d'entraînement vu toute l'énergie qu'il y met sans prendre la peine de se reposer. C'est pas faute de lui avoir dit que les pauses étaient importantes aussi mais t'as bien conscience que quand tu t'appelles Basile Delacroix, les pauses ce n'est rien d'autre qu'un moyen de perdre du temps et que du temps lui, grand présentateur télé, il n'en a pas. La pensée t'arrache un sourire alors que tu l'attends, assise contre le mur opposé au miroir à passer de lui à ton téléphone portable. Pour une fois que tu n'as rien à faire il décide de se tuer à la tâche. T'es patiente bien sûr, tu sais que vous irez le boire ce verre même si c'est dans deux heures. Mais tu dois bien avouer que ça te fait mal aux fesses de rester assise sans rien faire trop longtemps.

Tu pouffes quand il manque de se vautrer en beauté, absolument pas discrète et plutôt bruyante puisqu'il se retourne même pour te râler dessus. J'aimerai bien t'y voir qu'il te dit, et comme t'es une fille plutôt sympa, tu te lèves pour avancer jusqu'à lui un grand sourire au coin des lèvres.

— Regarde un peu ça.

T'es plutôt confiante quand tu commences à danser. Les gestes sont lents au début, histoire de te mettre dans le mouvement et de mémoriser l'enchaînement que tu le vois pratiquer depuis bientôt quatre heures déjà. Comme tu as participé un peu au début, ça revient facilement, il ne te reste alors plus qu'à enchaîner le fameux pas sur lequel il bute depuis tout à l'heure. La première fois est marchée, très lente, la seconde un peu plus rapide sans aller jusqu'aux vitesses impossibles que les vrais danseurs ont. T'es débutante après tout. Mais avec un peu d'observation et de patience, tu réussis le pas sans trop de mal.

Rien de parfait mais de quoi te vanter un peu quand tu te tournes vers lui après le petit tour sur toi-même de la fin, l'esquisse maligne revenue orner tes lèvres.

— Satisfait monseigneur ?

Tu le laisses exprimer sa rage pendant que tu fais un rapide aller-retour à vos affaires pour récupérer deux bouteilles d'eau. Tu lui en donnes une avant de boire dans la tienne puis la referme.

— Arrête de râler. C'est parce que t'es crevé et impatient que tu t'emmêles à chaque fois. Pourquoi tu t'acharnes autant ? J'ai pas souvenir que le but de DALS soit de finir en KO technique dès le premier prime.

Ce serait vraiment dommage, surtout quand tu sais qu'il a les capacités de tout rafler.

— Parce que je vais pas battre Zadig comme ça !

Tu ne t'attendais pas vraiment à ça. Surprise, tu le laisses s'effondrer pour te raconter. Tu l'écoutes se livrer à toi, silencieuse pour mieux recueillir ses confidences alors que tu en profites pour t'installer juste à côté de lui. En tailleurs, accoudée sur tes cuisses, tu te fais oreille sans savoir vraiment comment le guider. C'est que Basile aussi semble un peu perdu tu sais ?

Ou peut-être est-ce toi qui craint le voir s'égarer.
Peu importe.

— Je comprends bien que tu veuilles la victoire. T'en as plus que les capacités Baz', mais tu peux pas gagner si tu te tue avant même que ça commence. Tu vois ce que je veux dire ?

T'imagine que oui, mais Basile est sûrement l'un de tes amis les plus bornés. Quoique.

— Alors on arrête pour ce soir. Tu reprendras dem-

Le corps qui s'endort soudain, iris révulsés pour emmener ta conscience au loin. Des escaliers qui se dessinent, que tu connais par coeur depuis le temps -les emprunte sans t'inquiéter. Descend descend descend toujours plus profondément pour répondre à l'appel qui t'est lancé. Apaisée, mécanique. Des gestes que tu connais, des habitudes que tu perpétues encore et encore, l'esprit endormi. Tu en oublies ce que tu faisais, tu en oublies Basile que tu conseillais.

Ici après tout tu n'es qu'Alcyone.
Alcyone messagère.

Et tu vois alors.
Tu entends.
Les larmes, les pleurs.

Des dates trop floues, des tenues noires, des fleurs.
Ce qui te semble être une tombe.
Tu te vois, agenouillée, une main sur le marbre.
Tu es si jeune Alcyone.
Tu suffoques.

Le coeur qui s'arrête soudain en voyant le nom inscrit sur la pierre tombale.
S'efface alors le monde sous tes pieds pour laisser ton esprit remonter à la surface. La clairière qui s'évapore pour le parquet du studio de danse, tu sens les larmes dégouliner sur tes joues quand tu le vois.

Basile.
Tu suffoques.

Il est des choses plus faciles à accepter que d'autres. Des images et des sons qui t'importent peu, des messages que tu délivres avec empathie mais avec recul aussi, à la manière presque d'un robot malgré les émotions qui te traversent. Pourtant cette nouvelle-ci te tord le coeur si fort que tu peines à respirer, et si la caresse de ses doigts te ramène doucement à la lui, le sourire terriblement inquiet qu'il étire te brise d'avantage.

Alors tu te cales un peu plus contre lui, les yeux clos pour prendre le temps de réguler ton souffle saccadé. Qu'est-ce que tu as vu ? Des larmes.

Silence.

— J'ai besoin d'un verre...

Les mots soufflés après un léger soubresaut, tu viens essuyer les larmes du dos de ta main avant d'agripper le bas de son t-shirt en la laissant retomber.

Qu'est-ce que tu as vu ?
Toi.

— Allons boire ce verre Baz', s'il te plaît.

Tu devrais lui dire, pas vrai ?
Il faut qu'il sache.

— Ensuite je te dirai.

Tu vas mourir.

Bientôt sûrement -j'étais si jeune devant la pierre à ton nom.
Mais tu sais Baz', on meurt tous un jour.
Alors ne t'inquiète pas trop.

((j'aurai préféré que ce soit moi
pour une fois))

— Je suis désolée..

Désolée de l'inquiéter, désolée pour la première fois d'avoir à annoncer cette terrible nouvelle. S'il n'avait pas été là aujourd'hui tu n'aurais d'ailleurs sûrement rien dit -pas de suite en tout cas. Mais il est là, Basile, et c'est un signe que tu juges assez important. S'il était présent c'est qu'il devait savoir, pas vrai ? Alors même si les mots te manquent tu essaies de regrouper tout le courage qu'il te reste, de faire face à tes propres peurs, ta propre peine. C'est difficile.

Tu ne fais pas vraiment attention à ce qu'il se passe autour de toi, à Basile qui s'éclipse un moment, à ses questions, à l'air qui revient doucement dans tes poumons à mesure que tu calmes. Il te faut un peu de temps, mais à son retour tu es capable de lui adresser un sourire même très faible. Ça ne le rassurera pas néanmoins c'est bon signe non ? Tu peux respirer.

Un peu.

La tête tombée contre la vitre de sa voiture alors qu'il vous emmène sur les routes doucement, c'est bizarre comme tu as l'impression de louper des étapes depuis ton réveil. Tes pensées te bouffent et ton coeur se torture, tu ne fais plus vraiment attention à rien. Le regard dans le vide des rues comme une poupée inanimée, tu peux respirer c'est vrai, mais c'est tout. C'est tout et c'est triste.

Sa voix pourtant, à Basile, parvient encore à te ramener parmi les vivants. Alors tu le regardes, lui de profil, les mains un peu crispées sur son volant. Est-ce que ça va Alcyone ? Tu te sens bien ? Non. Non mais ce n'est pas une réponse alors tu ne dis rien et la suite te transperce de nouveau le coeur.

Un silence, plus court que les autres.
Un sourire pour retenir les larmes.
Tu dois lui dire Alcyone.
Pas vrai ?

— Arrête-toi s'il te plaît.

Tu inspires, attends qu'il se gare sur une place pas très loin de l'endroit où vous alliez. Au pire vous finirez à pieds, c'est pas si grave. Plusieurs fois tu essaies de parler, tu inspires mais les mots se bloquent. Alors tu réessaies. Une fois, deux fois, trois fois. T'as aucune idée de comment lui annoncer ça. C'était plus facile avant, quand tu étais enfant. Mais vous êtes des grands maintenant et tout a changé.

Tout va changer maintenant.

— Il y avait- Une pierr-une tombe et- J'étais accroupie devant et-

Prise de nouveaux sanglots, tu essaies de les retenir en t'essuyant les yeux mais rien y fait. Tu pleures comme rarement tu avais pleuré auparavant, t'as le coeur déchiré pourtant tu continues de parler, de raconter.

— Dessus c'était- C'était ton nom Baz'-!

Un hoquet, ton corps tressautes de plus en plus sous la pression de tes sanglots. T'as l'impression d'étouffer pourtant tu sais que tes paroles n'ont jamais été aussi claires malgré les larmes.

— Tu vas mourir-! Et je veux pas ! Je veux pas Baz' ! Mais j- ...Je suis tellement désolée, tellement si tu savais-

Comme tu es important pour elle.
Comme elle t'aime si fort.

((comme elle voudrait prendre ta place))
Sans pouvoir.
Jamais.