Le Ministère a réservé une des prestigieuses salles de spectacle de l'Alexandra Palace. À la fois assez grande pour symboliser un événement qui se veut notable et à la fois assez à l'écart, située à l’extrémité du bâtiment, comme pour induire une certaine forme de confidentialité ; car sous couvert d'une affabilité calculée, on ne rentre ici que sur invitation. En effet, si on a mis les petits plats dans les grands, si le respect du "dress code" est de rigueur, c'est pour faire bonne mesure. Ce soir, les personnalités publiques du monde magique sont de sorties. Les membres du gouvernement trinquent avec les acteurs en vogue et les entrepreneurs à succès partagent les petits-fours avec les dernières coqueluches du bottin mondain. Les tenues sont aussi élaborées que coûteuses et les discussions volontairement superficielles.
Cependant, disséminés parmi eux, en pleine lumière, des aurors en tenue civile. Officiellement, ils sont là pour assurer la sécurité de tout ce beau monde et officieusement, leur mission est de prendre la température auprès de ces influenceurs modernes, suite au retour de The Crow.

En toute honnêteté, même si elle était passée maître dans l'art de l'infiltration et dans celui d'enquêter sans en avoir l'air, Tallulah se serait bien passée de toute cette mise en scène. Si elle pouvait reconnaître un certain charme à ce type de frivolité (le buffet, l'occasion offerte de porter ses superbes escarpins, voir son partenaire dans un pantalon à pince ou encore les informations glanées sans effort par ces gens beaucoup trop bavards pour leur bien), elle digérait avec plus de mal la raison de sa présence en ces lieux.  À l'image de certaines des personnes présentes, la métamorphomage attirait les regards. Du moins, avec le rouge de ses cheveux, ses yeux de chats, et son attitude consciemment distante, elle intriguait. De plus, alors que la majorité des femmes portaient des robes haute couture, l'irlandaise avait opté pour un tailleur pantalon blanc, au décolleté généreux certes, mais qui témoignait nettement de sa dissemblance avec l'ensemble des invités. Elle parvenait à la fois à faire tache dans le décor tout en parvenant à être assez à l'aise pour dégager de l'assurance. Faire partie sans s'intégrer pour autant, "une mission parfaite pour toi" qu'on lui avait dit.
Le plus décevant dans tout ça, c'était qu'étant en service, elle n'avait même pas le droit de toucher au champagne.

Après avoir coupé court à un énième échange portant sur les potins people du moment, Tallulah parvint à trouver un coin un peu plus calme pour souffler. C'était à la fois risible et consternant, combien certains de ses interlocuteurs s'estimaient indispensables à la société actuelle alors que – alert spoiler – pas du tout. En tout cas, pas à ses yeux et à celle de son intransigeance.
Elle prit alors appui contre un pilier, un verre destiné à rester odieusement plein dans une main et l'autre dans sa poche. Elle venait de regarder l'heure sur son Pineapple et il était seulement 21h17. Comble de l’horreur, elle devait attendre minuit avant d'être relevée par un de ces collègues. Elle ne dissimula pas le moins du monde le soupir d'ennui et d'agacement mêlés, qui lui échappa.

Bien décidée à s'accorder une pause, la sorcière se perdit un instant dans la contemplation des autres, les observant naviguer entre eux, allant et venant, s'esclaffer avec une fausse discrétion, chuchoter soudainement comme pour faire mine de partager un secret d'état, se tournant autour, se jaugeant et s'évaluant mutuellement. Comme quoi, même une fois adulte, on avait de cesse de se comporter comme dans une cour d'école. Elle constata que même entre eux, il existait une hiérarchie implicite. Certains des invités sortaient du lot et se retrouvaient au centre d'un petit groupe. Son attention fut d'ailleurs attirée vers la gauche, quand une voix plus forte que celle des autres, s'éleva dans la salle. Elle n'aurait pas su dire s'il s'agissait d'un éclat de rire mais elle reconnue aisément celui qui en était à l'origine : l'incarnation même de l'égocentrisme, Zadig Montgomery.

Elle ne put s'empêcher d'exprimer du dédain en le voyant ainsi entouré de sa cour. Puis,  lorsqu'une des mannequins/chanteuses/actrices/starlettes (difficile de faire le distinguo) auprès de lui sembla s'étouffer d'hilarité à un de ces propos (très probablement pas drôle du tout), elle leva les yeux au ciel face à ce désolant spectacle. Un coq et sa basse-cour, pensa t-elle tout de suite.

Tallulah s'apprêtait d'ailleurs à se détourner quand – manque de chance – son regard croisa celui du semi-vélane. Ça ne dura que quelques secondes, assez pour prendre toute la mesure de la présence de l'autre, après quoi elle détourna très clairement le visage pour l'ignorer consciencieusement. Réaction qu'elle regretta dans la minute, savant pertinemment ce que cela allait provoquer. Zadig Montgomery n'était pas homme à accepter qu'on l'ignore.

Finalement, elle s'autorisa à porter la coupe à ses lèvres, sentant déjà poindre chez elle une forme d'impatience. 

Comme attendu, il ne tarda pas à se planter devant elle, son éternel air supérieur gravé sur le visage. Dès qu'il ouvrit la bouche, ce fut pour déverser le poison de sa suffisance. Lorsqu'il s'autoproclama roi de la soirée, elle témoigna de tout son mépris en le dévisageant de haut en bas, le sourcil levé comme pour dire ''un roi, où ça ?''.

« Pour tout te dire, ta présence ne m'a pas sauté aux yeux. »

Dans les faits, c'était complètement faux. Tallulah l'avait bien vu faire son arrivée en grande pompe en début de soirée (ce qui n'avait pas manqué de l'exaspérer) et les aurors avaient d'ailleurs pu librement consulter la liste des invités, qu'ils soient VIP ou non. Elle savait donc parfaitement qu'il serait là et connaissant son besoin chronique d'être au centre de l'attention, elle s'était douté qu'ils se croiseraient à un moment. Pour autant, elle avait consciemment choisi de se tenir à distance, peu désireuse de se confronter à lui alors qu'elle se trouvait en pleine mission.

De nouveau, la jeune-femme détourna le regard. Il avait beau être plus grand et situé en face d'elle, elle préféra se concentrer sur un point invisible au-dessus de l'épaule de ce tordu d'égocentrique.
Faire comme s'il n'était pas là, comme s'il n'existait pas, comme si elle lui accordait une faveur en daignant lui répondre alors qu'elle était occupée. En cela, elle se montrait tout aussi condescendante que lui.

« Tu sais, avec toutes ces célébrités, difficile de savoir qui est qui. »

Ce qui voulait clairement signifier qu'elle ne faisait aucune différence entre lui et les autres.

Même si elle voulait éviter l'esclandre, c'était quasi impossible avec Zadig.
Leurs joutes verbales pouvait s'étaler sur des heures et plus le ton montait, plus leurs propos devenaient cruellement personnels.  
Plus que le fait de boire, en l’occurrence de s'autoriser une gorgée de champagne, c'était se donner en spectacle qui risquait de poser problème.
Leurs échanges n'étaient jamais mesurés et lorsqu'elle se retrouvait dans la même pièce que lui, aussi immense soit elle, Tallulah avait l'impression d'être en cage.
Bien au-delà du simple agacement ou de l'antipathie naturelle, il lui semblait qu'ils étaient destinés à s'écharper, crocs et griffes dehors, semblables à deux fauves se disputant la même ration.
Ça ne faisait même pas une minute qu'ils se parlaient que déjà, elle mourrait d'envie de lui faire mal.

« Te voir me donne toujours envie de boire. Ça m'aide à te tolérer. »

Elle insista volontairement sur le dernier mot de sa phrase ; il n'avait jamais été question de seulement le supporter. Zadig n'était pas une simple épine dans sa chaussure, c'était sa plaie personnelle.

Cependant, dans le contexte actuel, mieux valait s'éclipser avant qu'il lui fasse perdre son sang-froid.

« Si tu permets, j'ai à faire. Je te laisse à tes bouffonneries. »

Après cette dernière politesse, toujours sans lui accorder un regard, l'auror quitta le pilier contre lequel elle s'était adossée, déterminée à passer à côté de lui pour rejoindre le reste des invités.

À  mesure que son rire faux prenait de l'ampleur, Tallulah sentit son corps se tendre. Zadig était un poison dangereux qui se répandait à une vitesse folle dans ses veines et contre lequel la moindre résistance était superflue. Plus elle cherchait à s'en défaire, pire encore ça devenait.

Elle usa de tous les résidus de sa patience pour éviter de lui répondre, pour raviver un énième échange stérile d'insultes plus ou moins spirituelles. Ça lui coûtait énormément d'être là, de rester silencieuse, de faire de son mieux pour rester imperturbable. Elle mourait d'envie de lui répondre, de le renvoyer dans les cordes, de le piquer à son tour, de plus en plus violemment, comme pour le marquer au fer rouge. Pour le plaisir de lui faire du mal.

Tallulah ne le regardait toujours pas mais elle pouvait sentir son regard sur elle, son jugement intempestif et sans pitié.
C'est vrai, elle n'était pas assez de mauvaise foi pour ne pas le reconnaître ; la génétique et dame nature lui avaient fait certains dons incontestables. Inutile de le nier, sa belle gueule était sa principale qualité.
C'était l'intérieur, le fond plutôt que la forme, qui se révélait vicié chez Zadig Montgomery.
Et là où le bât blesse, c'était qu'il en était de même pour elle. Ils étaient beaucoup trop semblables pour qu'il ne s'agisse que d'une simple haine.
Elle avait beau souhaiter rester aveugle, elle n'avait jamais aimé ce qu'elle était avec lui.
Par conséquent et pour bien des raisons, il fallait absolument qu'elle s'éloigne de cet enfoiré notoire.
Mais... Il ne lui en laissa pas l'occasion.
Évidemment.

Il y a cette main qui vint enserrer son poignet, ses mots qu'il eut l'audace de lui chuchoter à l'oreille, cette électricité à la fois rageante et excitante qui lui fit oublier toutes ses bonnes résolutions.

« Tu es le seul ici à ramper sur le sol. Et tout ça pour te faire aimer. »

Cet imbécile avait tendance à oublier qu'elle était auror de formation.
Par réflexe, elle porta sa main sur son cou et y planta ses ongles.
De l'extérieur, on aurait presque pu croire à une étreinte, à une drôle d’accolade.
Il n'en n'était rien.

Si cette proximité physique - pourtant si pauvre - éveillait en elle quelque chose qu'elle préférait taire, Tallulah n'hésita pas un seul instant avant de prononcer sa sentence.

« Prends garde à ne dépasser les limites. Il me serait très facile de faire de ton visage un puzzle sans que tu puisses avoir le temps de crier. Et nous savons tous les deux que dans ce cas, plus personne ne prendra la peine de t'appeler. »

Elle avait le sourire mauvais et la férocité chevillée au corps.
Elle refusait tout net de lui laisser la moindre occasion de prendre le dessus, de se faire piétiner par la calamité même qu'était Zadig à ses yeux.
Cet homme était le seul à être parvenu à faire changer en un instant, la couleur de ses yeux aux pupilles elliptiques, pour lui faire arborer son regard originel. Elle qui pourtant, maîtrisait d'ordinaire si bien sa particularité de métamorphomage.
Pour ce seul crime, Tallulah désirait le faire taire.

« Tu n'es qu'une vaste plaisanterie. »

La mission passa alors au second plan.
Tout comme le reste du monde.
Et l'incendie brûla d'autant plus fort.

Rectification.
Il y avait peut-être un fond de haine dans tout ça.
Pour lui, pour elle, pour cet odieux mensonge qu'ils sont chacun à leur manière.

L'immaturité dont il fait preuve l'agace plus encore que son mépris. Le voir simuler ainsi, avec une facilité déconcertante, des émotions qu'il ne ressent même pas (ou qu'il fait taire ; elle ne saurait le dire), la heurte profondément. Peut-être parce qu'à force de jouer mille rôles, elle non plus, elle ne sait plus ce qui est authentique ou non ?
Tallulah a en horreur le reflet que lui renvoie Zadig. Il fait ressortir le pire chez elle et ça la rend encore plus laide qu'elle pensait déjà l'être.

Cette fois-ci, elle le regarde droit dans les yeux et voit les siens dériver sans aucune gêne vers son décolleté. Son regard sale sur sa poitrine, sa façon qu'il a de s'approprier son corps et de le déshabiller sans son accord. Elle le hait pour ça et pour ce qu'il lui fait ressentir ; cette excitation malsaine. Ce qui devrait l’écœurer, ce qui met à mal sa fierté de femme, c'est le désir qu'elle ressent pour lui. Cette attirance si tordue qu'elle redoute plus que tout. Au final, elle est aussi souillée que lui.

Lorsqu'il lâche enfin son poignet, dans un sursaut d'orgueil plus que dans une volonté d’apaisement, elle crève d'envie de mettre sa menace à exécution. Si elle avait été dans son état normal, s'il ne s'était pas agit de Zadig justement, elle aurait peut-être remarqué le très léger tremblement dans sa voix à lui. Elle aurait compris, que tout comme elle, ce qu'il craignait, c'était de perdre ce qui le rendait exceptionnel : sa particularité. Tous deux avaient fait de leur don respectif – à la fois bénédiction et malédiction – la définition même de ce qu'ils étaient. En s'attaquant à son physique, en lui laissant même une infime cicatrice, elle aurait sûrement pu l'atteindre. Mais Tallulah ne discerna rien, toute entière vouée à leur échange hostile.

Sa dernière insulte la fit vriller.
Son souffle contre sa peau plus encore.
Ce fut à son tour de l'attraper par le poignet et de le plaquer contre le pilier, son bras en travers de son torse.

« Tu aimerais bien. »

Ce n'était qu'un murmure mais violemment craché.

Malgré son énervement, l'auror pouvait sentir les regards dans son dos ; ils commençaient à attirer l'attention.
Cela aurait été le meilleur moment pour mettre fin à leur altercation mais s'en était fini d'être raisonnable.
Au lieu de ça, elle se colla à lui et le força à transplaner avec elle.
Ils atterrirent dans une des galeries, un de ces balcons propres au salle de théâtre, au-dessus de ce qui devait être initialement la place de l'orchestre. S'ils avaient une vue imprenable sur la réception qui continuait à se dérouler, la pénombre ainsi que l'épaisseur des teintures les dissimulaient assez bien pour ne pas se faire remarquer.

Toujours plaquée contre lui, Tallulah lui adressa un sourire carnassier.

« Tu choisis très mal tes adversaires. »

Elle avait beau vouloir s'imposer par la force (elle était auror bordel !), lui faire regretter ses paroles, son attitude, tout ce qu'il faisait de lui ce qu'il était, à cet instant, elle était partagée entre l'envie de l'égorger et celle de l'embrasser.

Il est aussi tordu qu'agaçant.
Il ne sait pas s'arrêter de jouer.
Il persiste encore et encore, quand bien même la position dans laquelle il se trouve n'a rien d'avantageuse.
Sous couvert d'arrogance, il maintient un équilibre fragile entre lui et les autres.
Elle rit jaune de voir qu'ils se ressemblent autant dans leurs travers.

De nouveau, son souffle à lui sur son visage à elle.
A son sourire provocateur, elle répond d'un regard noir.

« Tu sais ce qu'on dit, on se lasse toujours vite des belles choses. »

Elle appuya un peu plus contre son torse.

« Une fois croquées, ces belles choses n'ont plus aucun intérêt et elles sont bien vite oubliées. »

Elle n'a pas besoin de le voir pour deviner que malgré ses grands airs, il est sur ses gardes. Même Zadig Montgomery n'est pas dénué d’instinct de conservation après tout.

C'est à son tour de jouer les fausses innocentes.

« Un peu comme... Disons, comme s'annonce l'histoire de ta vie non ? »

Tandis qu'elle l'attaque avec des mots, Tallulah relâcha sa prise et recula juste assez, pour lui donner à voir toute l'indifférence nouvelle qu'elle était décidée à lui témoigner. Elle aussi savait jouer au poker.

De plus, maintenir la proximité physique plus longtemps était aussi une mauvaise idée. Il était plus facile d'ignorer l'électricité qui l'assaillait quand elle se retrouvait avec lui de cette manière. Par la même occasion, cela aurait aussi le mérite de préserver son amour propre.  

Cette fois-ci, c'est elle qui l'incita à partir.

« Tire toi Zadig. Va faire ton numéro devant des personnes que ça intéresse. »

Elle n'était jamais plus cassante qu'avec lui.
Incapable d'apaiser les choses – incapable surtout de le vouloir et même de le pouvoir – elle rebondit sur sa dernière remarque :

« De mon côté, les risques que je prends doivent avoir un minimum de valeur donc... »  

C'est à celui qui aura le dernier mot, celui qui se montrera le plus abjecte avec l'autre.
Le mépris serait toujours plus commode que tout le reste entre eux.

Le jeu consiste à ne rien montrer.
A ne surtout pas laisser déborder les émotions qui l'envahissent.
Elle ne veut pas qu'il puisse distinguer la moindre faille à utiliser. Elle sait sa propension à piétiner les choses, à détruire ce qui pourrait l’élever. Elle sait car elle fait de même.

Au fond, Tallulah l'envie autant qu'elle le déteste. Il sait se faire aimer sans rien faire pour. Il ne se résume qu'à être un acteur et il a appris à s'en satisfaire. Tandis qu'elle, à n'être qu'une multitude d'êtres, elle en crève de juste pouvoir être elle-même.
S'ils se ressemblent par bien des côtés, ils s'opposent aussi sur tant d'autres. Zadig est la pire version d'elle-même et ce qu'elle refuse de reconnaître, c'est qu'elle adorait faire comme lui ; elle donnerait tout pour envoyer sa culpabilité d'exister se faire foutre. C'en est d'autant plus fort quand il sourit avec une confiance insolente.  

Et si, comme à cet instant précis, à chaque fois qu'il ouvre la bouche, elle pense ''mais quel con !'', l'auror de profession ne le fait pas taire pour autant. Elle rétorque juste.

« Parce que tu crois que je considérais comme une victoire le fait que tu me rappelles le lendemain ? Ce n'est que de toi qu'il s'agit, t'emballe pas, merci. »

Elle le dissimule comme elle le peut mais l'influence qu'il a sur elle – ô combien corrosive – est bien trop réelle, bien trop impactante pour faire preuve de mauvaise foi.

Alors, elle lui cède une première victoire.
A contrecœur.

« Tout le monde n'aime pas se donner en spectacle contrairement à toi. Et je ne tire aucune fierté à être vue avec toi. »

Elle soupire, s'appuie contre la rambarde du balcon.

« Tu me rends sale. »

Cet aveu lui coûte et Tallulah se doute qu'il en fera un succès, l'évidence même de son emprise sur elle. Elle s'en veut pour ça, pour son honnêteté mal placée, et pour tout ce cinéma. Elle ne réalise pas encore qu'elle fait peser tout le poids de ses contradictions sur ses épaules à lui.
Elle s'autorise alors à fermer les paupières – juste un instant, le temps de l’éphémère, de replonger dans son personnage à elle – se massant la tempe droite. Elle a encore les yeux fermés quand son chuchotement provocateur lui parvient.

« Je n'ai rien à te prouver. C'est à moi-même que je devrais rendre des comptes. »

C'est à son tour de se retrouver coincée, piégée.
Elle en a parfaitement conscience pourtant... Quand il veut, il prend. Quand il se lasse, il se débarrasse.

Derrière elle, en dessous, à quelques mètres, la fête, les autres, le vide.
Devant elle, Zadig tout entier.

Elle rouvre les paupières et lui fait face.
Pas de pupilles aux fentes verticales, pas de couleur criarde, pas d'artifice.
Juste son regard à elle, son regard originel, aux iris noisettes.
Elle croit entendre le début d'un discours tandis qu'elle se penche en avant et que ses mains, mues par un instinct qui leur est propre, viennent à la rencontre de sa peau à lui ; une sur sa nuque, l'autre sur sa joue.

Alors qu'elle l'embrasse enfin – comme on saute dans le vide – Tallulah se dit que Zadig est incontestablement, sa plus belle humiliation.

Elle s’en veut déjà d’avoir flanché, d’avoir écouté son désir au lieu de sa fierté.
Pour lui, c’est une victoire. Pour elle, un parjure.

Tallulah ne rétorque rien à sa tirade.
Il n’y a tout simplement rien à répondre et contester avec véhémence ne serait rien d’autre qu’un nouvel aveu. Elle opte alors pour le silence, peu disposée à lui donner raison à voix haute.

Quand elle sent sa main dans ses cheveux, quand il répond à son baiser avec – elle pourrait le jurer - un empressement similaire au sien, ça fait sens. Ça ne devrait pas, pas du tout même, mais ce qui jusqu’à lors lui semblait inimaginable, de l’ordre de l’inconcevable, devient presque cohérent, étonnement clair.

Alors elle s’en veut un peu plus, d’accorder à un simple baiser, à ce rapprochement inédit et brutal, une trop grande importance.

Lorsque vient le temps de reprendre son souffle, de quitter cette bouche gourmande, difficile d’ignorer le regard brillant qu’elle rencontre alors.  
En toute franchise, Tallulah s’était attendue à sa suffisance habituelle. Pas à ce visage impertinent, presque trop espiègle et léger, pour une personne ayant passé la soirée à lui rabâcher son incommensurable supériorité.

A le voir ainsi, à la fois séducteur et immature, elle le trouve violement désirable. Bien sûr, il est toujours Zadig ; mais cette fois-ci en plus d’avoir envie de le mordre, elle voudrait aussi recommencer à l’embrasser. Mais plutôt mourir que de l’admettre.

« Tais-toi tu veux. »

Elle lève les yeux au ciel, toujours autant partagée entre l’agacement et l’amusement.

Encore une fois, si elle le rejette par les mots, elle s’y accroche par les gestes.
Tallulah le rappelle à elle en tirant sur sa chemise, dont elle peut deviner le prix exorbitant rien qu’au toucher. Si superficiel et pourtant…Plus près encore, je te prie.

Quand le Ministère envisage d’utiliser son image, quand à grands renforts de publicités on fait de lui une des stars de la prochaine émission de téléréalité, quand elle tombe sur un épisode de la série dans laquelle il joue, sur un article où on l’encense et un autre où on le termine, quand ils se croisent et qu’il s’impose dans son univers comme s’il avait tous les droits, quand il ouvre la bouche pour lui communiquer toute sa condescendance, quand il devient aussi cruel que vulgaire quand elle ne lui donne pas raison, quand elle le voit tel un coq entouré de sa basse-cour, lorsqu’il prend et s’approprie sans la moindre gêne, quand elle le voit se gorger de plaisir à jouer les salops et à se nourrir d’être ainsi placé sur le devant de la scène, elle souhaiterait tout voir prendre feu et se transformer en cendres. Ce qu’elle n’a toujours pas compris, ce qu’elle ne veut surtout pas comprendre, c’est qu’au-delà du simple désir physique, c’est de vouloir brûler avec lui qui la ronge.

Elle se dit qu’elle est plus forte que ça (et en pensant ça, elle se sent encore plus ridicule).
Elle se dit qu’elle rangera cet événement dans une boîte, dans un coin de sa tête et qu’elle ne la réouvrira plus.
Elle se dit que c’est préférable.

« Dix minutes. Dix minutes et après chacun retourne à son travail. »

Alors qu’elle initie un second baiser, Tallulah pense que les minutes ne sont jamais passées aussi vites.