Elle lâche le dossier qu'elle parcourait des yeux, laissant la liasse de papiers retomber sur le bois de son bureau avec un petit bruissement faisant écho à son soupir. Le prestige a un prix, mais il est bien lourd, parfois. Plus encore, elle en a l'impression, depuis l'attentat. Comment faisais-tu, Maman, pour t'en sortir avec le sourire, gérer ta vie de famille et les mandats de ton mari ? Où trouvais-tu ta force ? La peine assombrit son visage. Inutile de s'encombrer de pensées qui tiennent davantage du regret que de la question.

Songer à l'attentat, comme toujours, lui envoie une vague de frissons glacés sur l'échine. Son sommeil n'est plus le même, depuis. Les rares fois où il la trouve, les cauchemars l'assaillent ; et parmi eux, c'est elle que la main meurtrière finit par atteindre. Une peine déraisonnée, puisque les coupables croupissent désormais à Azkaban, mais les revers de la psyché sont retors.

Plaquant les paumes sur son bureau, elle aplatit d'un geste le dossier qu'elle vient de lâcher et se relève lentement de son fauteuil. Puisque ses pensées doivent s'aventurer vers des coins sombres, autant chercher la compagnie d'une âme qui connaît ce genre de déplaisirs. Quittant son bureau d'un pas pressé, elle chemine à travers les couloirs du Ministère, croisant une foule d'autres sorciers et sorcières sans bien les voir. Elle monte jusqu'au département de la coopération magique internationale, où elle saura trouver son cousin.

Sur la porte, une plaque arbore son nom. Un léger pli peiné creuse son front. Famille maudite.

Elle frappe alors trois coups distincts, mais n'attend pas qu'on l'invite pour entrer, refermant la porte derrière elle. Fort heureusement, il n'y a dans le bureau que celui qu'elle est venue chercher.

Alaric.

Elle s'avance, faisant claquer ses talons dans le silence pesant de la pièce. La lumière qui filtre à travers les fenêtres souligne la fumée qui tournoie dans les airs, s'échappant de la cigarette entre tes doigts.

Tu devrais arrêter de fumer, je te l'ai déjà dit.

La voix déplore, se fait presque maternelle, comme toujours. Pardonne-lui, c'est plus fort qu'elle. Vous avez été si proches, et tu as tant perdu toi aussi dans cet attentat. Son cœur saigne devant ce cache-œil, irrémédiablement.

Comment vas-tu ?

Elle s'approche, jauge tes cernes. Le sommeil doit sans doute te fuir, toi aussi. Elle est désolée pour toi, tu sais.

La fumée s'échappe par la fenêtre ouverte. Sans trop le vouloir, elle imagine cet œil désormais unique qui se pose sur le paysage extérieur, l'autre à jamais reclus sous son cache-œil. Poser le regard sur cette blessure lui est douloureux, tu sais : elle lui rappelle non seulement la violence de l'attentat, mais aussi, égoïstement, que tu étais là, et pas elle. Qu'elle a appris la catastrophe par d'autres bouches, sans y assister, et qu'elle a dû s'effondrer là où elle se tenait. Tu n'imagines pas ce qu'elle aurait donné pour être à ta place, pour prendre le choc afin que tu n'aies pas à le faire. Pour prendre ses responsabilités.

Son nom glisse sur tes lèvres lasses alors que tu protestes avec une fatigue palpable malgré le sourire taquin qu'elle te devine.

À la longue, si ! Tu le sais mais tu ne veux pas m'écouter.

Ça ne franchira pas la barrière de sa gorge mais elle ne veut pas te perdre, tu sais, et surtout pas d'un bourreau aussi banal et aussi évitable. Fronce légèrement le sourcil alors qu'elle t'observe hausser les épaules, devinant déjà que ta réponse minimisera ton état, cherchera à la rassurer, elle et ses élans protecteurs.

Pareil, répond-elle, évasive. Légère pause. Je te mentirais si je te disais que non. Parfois, je me demande comment faisait mère pour gérer son poste et sa vie de famille.

La pensée des dossiers qui l'attendent sur son bureau, des responsabilités qui viennent sans jamais discontinuer lui donnent envie de grimacer. Elle te considère un instant en silence, les prunelles voletant sur cette fumée claire qui s'échappe d'entre tes lèvres. Ose finalement demander, devant cette immense fatigue qui émane de ta grande silhouette :

Tu n'as pas envie de tout arrêter, parfois ?

De quitter de lieu maudit où la catastrophe s'est produite pour partir le plus loin possible ?

Ce sourire taquin à tes lèvres, toujours, en guise de réponse, tandis que tu laisses couler. Tu es trop gentil, Alaric. Tu l'as toujours été. Tu pourrais te défendre, même sur le ton de la plaisanterie, pointer à raison qu'elle possède son propre étui à cigarettes et qu'elle s'adonne elle-même à ce vice dans les moments de tension, même si cela reste moins fréquent que toi. Tu pourrais, mais tu ne le feras pas, trop doux que tu es ; tu préfères ménager ses élans protecteurs.

Elle pense deviner les pensées qui te traversent l'esprit à ses mots, et elle se demande, le temps d'un instant – dis, est-ce que tu en souffres, de n'être que d'une branche secondaire de la famille ? Ou au contraire, est-ce que c'est salvateur d'échapper aux responsabilités qui leur incombent, à eux, héritiers de la branche principale ? Tu la rassures à ta manière et elle chasse la question de son esprit. À ton sourire tendre, elle répond par un autre en miroir, presque amusée.

Tu es bien un des rares à me faire confiance.

Toi et Mnemosyne. Les autres, elle s'en méfie, fruit de sa paranoïa naissante depuis l'attentat, la même qui l'empêche de dormir correctement et la tient sur ses gardes. Les autres, pense-t-elle, sont là pour vérifier si elle mérite le poste de sa mère, si elle fera aussi bien qu'elle.

À sa question peut-être un peu brusque, tu demeures pensif. Prend le temps d'exhaler ta fumée avant de lui répondre, et elle écoute avec un pli peiné au front. Ta douleur l'atteint, et elle tend une main douce qui se pose sur ton bras, en marque de soutien.

Ce qui est fait est fait, répète-t-elle tristement. On n'y peut plus rien. Ce serait ... Ce serait de la magie à laquelle on ne doit pas toucher.

Resserre un peu la main sur ton bras.

Je suis sincèrement désolée pour ton œil, Alaric.

Ça, elle te l'a déjà dit, mais il lui semble que ce ne sera jamais assez. Tu as tant perdu, ce jour-là, toi aussi. La culpabilité qui émane de toi est presque palpable, et lui est insupportable.

Tu as fait tout ce qui était en tout pouvoir, je le sais. Cesse de te blâmer.

Les sourires taquins s'évanouissent et les choses se font sérieuses, pleines de regrets et porteuses de ce deuil qu'aucun de vous n'a encore complètement effectué. Elle t'écoute, la mine peinée, un pli soucieux au front, et secoue doucement la tête pour marquer son désaccord de la plus tendre des manières, toi qui a tant perdu et qu'elle connaît depuis si longtemps. Rien n'est réellement immuable pour un sorcier, c'est bien là tout le propre de votre art.

Au contraire, avec la bonne magie, maniée correctement, on plie tout à sa volonté, même le temps ... Mais ce sont des choses qui ont un prix, et dont on ne revient pas indemne.

Auxquelles ni elle ni toi ne se risqueront, en dépit de la douleur de l'absence – et pour toi, la brûlure de l'échec. Elle voit bien que tu repousses ses sollicitudes sur ton œil et elle se doutait que le ferais, mais elle s'en serait voulue de ne pas le (re)dire. Il est difficile de comprendre le dégoût pour la pitié, qu'elle soit feinte ou sincère, quand on n'y est pas exposé soi-même.

À l'aveu que tu lâches presque malgré toi, le choc passe sur son visage, et c'est d'un air presque affolé qu'elle s'accroche à ton bras.

Ne dis pas ça, je t'en prie ! C'est faux et tu le sais très bien. Tu as fait tout ce que tu as pu. Tu n'as rien à te reprocher.

Strictement rien. Toi, au moins, tu étais là. Qui aurait pu soupçonner pareille catastrophe, et y être préparé ? Elle te couve d'un regard contrit, à court de mots pour exprimer à quelle point cette culpabilité sans fondement lui est douloureuse.

Ne dis pas des choses pareilles. J'espère que personne ne te met ce genre d'idées dans la tête.

Sans dire aucun nom, elle songe au moins à deux personnes dont elle te sait proche et qui lui évoquent la méfiance – Valérian et Naomi. Si cette dernière a le mérite de savoir te faire sourire, l'ancien proche des Fawley, lui, ne lui inspire rien qui vaille. Si elle se défie d'eux c'est qu'elle a peur pour toi, tu sais.

La peine envahit son cœur à mesure que tes regrets se déversent, car elle ne t'a jamais tenu responsable de rien. Il n'y a jamais eu, même dans les tréfonds de son esprit, la moindre once de rancœur, le plus petit sentiment négatif qui viendrait nourrir cet abattement qui alourdit tes épaules. Au contraire, elle admire à sa manière le courage dont tu as fait preuve ce jour-là, toi qui étais là, toi qui a tenté de changer le cours des choses et de défendre votre famille avant que l'inévitable se produise, inéluctable.

Sa main n'a pas quitté ton avant-bras et elle y exerce une légère pression du bout des doigts avant de contrer doucement ce que tu avances, une fois de plus.

C'était un coup parfait, Alaric. Personne n'aurait pu rien y faire, pas même toi.

À ton soupir elle manque d'un pousser un en retour, désolée par ces "si" et ces "peut-être" qui t'accablent. Peu importe, que tu dis, et elle ne cherche pas à insister. Ta proposition, toutefois, est bienvenue, et elle acquiesce avec reconnaissance.

Oui, merci.

Elle se saisit de la cigarette que tu lui tends et en allume l'extrémité d'un sortilège d'incandescence informulé, tel qu'elle les maîtrise désormais, et ainsi qu'elle l'a toujours fait. La porte à ses lèvres et prend le temps d'inhaler une bouffée salvatrice, le regard ne te quittant pas, avant d'oser finalement :

Pardonne-moi si je mets les pieds où je ne devrais pas, commence-t-elle prudemment, mais je m'inquiète pour toi, concernant ... les personnes qui gravitent autour de toi.

Elle laisse couler un silence, la cigarette allumée entre ses doigts, à se demander si elle ferait bien de donner des noms ou si cela ne ferait que te mettre sur la défensive. Se décide finalement pour un compromis, à n'en donner qu'un pour le moment.

Qui sait si l'on peut faire confiance à Valérian, après le témoignage qu'il a fait au procès des Fawley ?

Une remarque risquée, qui pourrait lui valoir ton agacement, et à laquelle tu pourrais lui reprocher à juste titre sa sympathie toujours existante pour son ex-fiancé.

Elle aurait dû s'en douter, que tu ne serais pas réceptif à ses inquiétudes. Pire, que ton affection pour Valérian t'empêcherait de les comprendre. Quelque chose la répugnait pourtant chez ce gamin, quelque chose d'instinctif et de difficilement explicable qui lui soufflait de se méfier de lui, de son attitude, de ses dires. Mais visiblement, il avait gagné ta confiance et il était trop tard pour elle d'essayer de te mettre en garde contre lui. L'amertume du combat perdu se déverse dans sa gorge, et pour n'en rien laisser paraître, elle prend le temps d'inspirer une nouvelle bouffée de sa cigarette avant de piper le moindre mot.

Tu as raison.

Le mensonge lui coûte, mais elle sait reconnaître une bataille perdue d'avance. L'énergie d'établir son opinion réelle lui manque, alors elle capitule, en s'excusant muettement envers Jasper. Les circonstances ne se prêtent pas à un conflit, et elle n'a aucune envie d'un démarrer un avec son propre cousin. Pas maintenant, pas comme ça.

Les Fawley ont eu ce qu'ils méritent. Je m'inquiète de rien, c'est toi qui a raison.

Le ton est évasif, et elle trompe sa mascarade en exhalant une bouffée de fumée finale avant d'écraser son mégot dans ton cendrier, non loin de vous. Un dernier regard à travers la fenêtre, et elle reporte les yeux sur toi, pleins d'une tendresse triste.

Je vais devoir te laisser pour retourner au bureau. Je suis sûre qu'on me cherche déjà.

Et elle tourne les talons pour s'éloigner en direction de la porte, s'interrompant en posant la main sur la poignée.

Prends soin de toi, cousin.

Cette fois, la porte s'ouvre et pivote sur elle. Il n'y a plus que toi dans la pièce, toi et l'odeur du tabac, toi et vos deux cigarettes dans ton cendrier. Toi et une peine qu'elle espère avoir allégé, ne serait-ce qu'au moins un peu.