Il y avait toujours eu quelque chose de réconfortant à entrer dans un endroit où tout le monde vous regardait et vous souriait, vous demandait comment vous alliez, et ce qu’on pouvait faire pour vous.

Pour Tiphaine, démarrer la journée ainsi était signe que quelque chose n’allait pas, et qu’elle avait besoin de se changer les idées. Elle inspira, en poussant la porte de verre pour aller admirer la nouvelle collection de printemps d’un designer de renom français, le parfum signature de la maison. Quelques visages familiers étaient déjà là, à admirer les nouvelles tenues, essayer les nouvelles chaussures, réfléchir à quoi ils pourraient assortir leurs nouveaux sacs.

Voilà le genre de préoccupations que Tiphaine aurait, dans un monde parfait. Des problèmes simples, mondains, des petits tracas du quotidien.
Pas comme ceux qu’elle avait aujourd’hui.

Le simple fait d’y repenser l’agaça. Elle se mit à parcourir les rayons, en touchant délicatement la soie d’une robe qui accrocha son regard. Sans même l’essayer, elle saisit le cintre pour l’emporter avec elle. Puis c’est un foulard qui attire son attention. Elle allait jeter son dévolu sur un chapeau lorsqu’elle aperçut la chevelure de flamme d’une amie qu’elle connaît depuis bien longtemps. Elle soupira de soulagement.

— Astéria.

Tiphaine profite d’une pause pour plier délicatement ses nouvelles trouvailles dans un panier. Elle se sentait étrangement nerveuse, et tenta de se calmer au contact des tissus doux et soyeux.

— Merci d’être venue. Comment vas-tu ?

Il fallait toujours démarrer la conversation par quelques phrases de bienséance.
De toute manière, le sujet qu’elle voulait aborder était trop délicat pour les oreilles du magasin, bien trop contentes de pouvoir rapporter les malheurs et rumeurs des uns et des autres.

Tiphaine écoute Astéria, comme on écoute une musique nostalgique. Elle se raccroche à ses mots, à sa voix, pour redescendre sur terre et s'encrer sur le carrelage marbré de la boutique. Astéria portait bien son nom. Astéria. Astre. Elle brille différemment des tâches de lumières qui scintillent devant ses yeux, ces spots qui l'accompagnent depuis la migraine qui ne l'a pas quittée depuis cette soirée.

Elle se concentre sur le feu de sa chevelure. Puis, Tiphaine entend le mot "parure". Et elle prend une grande inspiration, en hochant la tête.

— Oui, tu as raison. Il me faut une nouvelle parure de toute manière.

Elle sait ce qu'elle veut dire, mais les mots ont du mal à rouler sur sa langue. Elle déguise son malaise en fuyant du regard. Ses yeux se posent sur un rayon où sont alignés une rangée de bouteilles de parfums. Elle se dirige mécaniquement là-bas, saisit le testeur et presse le coussin vaporisateur. Elle sent le sucré de la bergamote, l'acidulé du citron, le poudré du jasmin, le boisé de l'ambre. Elle inspire, expire.

— Il y a un mariage à venir. Peut-être en as-tu entendu parlé.

Combien de parfums avait-elle dans sa collection ? Sans doute plus que de raison. La vérité, c'est que Tiphaine avait tellement de parfum qu'elle avait une armoire dédié. Les jolies bouteilles brillaient de mille feux dans leurs vitrines, classés par couleur, par taille, par notes. Comme un kaleidoscope visuel et olfactif. Celui-ci aurait tout à fait sa place dans sa collection. Il était blanc, lumineux, mystérieux.
Peut-être pourrait-elle le porter sans se sentir nauséeuse au mariage.

— Lise... Et Luke.

Lise et Luke.
Lise et Luke.
Lise et Luke.

Même leurs prénoms étaient ridiculement bien agencés, une énième raison à ajouter sur sa liste de toutes les choses qui faisaient que ce couple ne serait pas aussi dysfonctionnels que d'autres parmi les sangs-purs.

Elle glisse le parfum dans le panier avec empressement, et sourit, crispée.

— Un instant. Je vais régler tout ça, et on pourra aller voir ces parures.

Un peu d'air frais, entre deux boutiques qui sentaient l'or.

Tiphaine rit jaune à ce que lui dit Astéria ; oui c'est vrai, il n'y avait pas besoin d'excuse pour s'acheter une parure, mais cette occasion-là, elle n'y aurait même pas songé. L'ironie du sort était magnifique quelque part, comme si les étoiles s'étaient alignées lors de la naissance de Lise — y compris la bonne étoile de Tiphaine, tant qu'à faire ! Ca ne l'étonnerai même pas qu'il y ait eu trois fées qui seraient venues donner leurs bénédictions à sa naissance. Et elle, elle était simplement quelqu'un qui se fond dans le décors.

Comme elle se fondrait dans le décors au mariage.

Insignifiante.

— Il me faudra quelque chose de discret. Peut-être un petit diamant, ou du topaze. Lise aime le jaune. Ca doit se trouver, non ?

Astéria saurait mieux qu'elle. Tiphaine avait la facheuse manie de ne pas vraiment sortir de ses sentiers battus, elle prenait rarement d'autres couleurs que celles qu'elle avait l'habitude de porter. Le jaune en faisait parti.
Mais puisqu'il fallait faire bonne figure.
Puisqu'il fallait mettre le passé de côté.
Puisqu'il fallait avaler la pilule amère.

Les deux demoiselles règlent leurs achats, Tiphaine finissant déjà avec plusieurs sacs à son bras, mais qu'importe. Ce butin précieux, elle prendra plaisir à le déballer en rentrant chez elle. Elle sourit légèrement au contact de son amie, elle se remémore des journées à Poudlard passées ensemble, un temps où tout était plus simple.

— Un peu tout ça à la fois. J'ai l'impression que ça fait longtemps qu'on ne s'est pas fait une sortie comme ça. La prochaine fois, je t'inviterai à un brunch en terrasse. Il y a un fabuleux restaurant qui vient d'ouvrir. Très difficile d'y trouver une place sans réserver mais... On s'arrangera.

Et ça lui donnerai une excuse pour se forcer à sortir et voir du monde au lieu de ruminer dans son lit.

La question la fait soupirer, elle sent ses boyaux se tordre dans son ventre mais ignore l'ignoble sensation, et secoue la tête.

— Pas encore. J'attends de voir s'ils vont se décider sur une thème, une couleur. Il ne faudrait pas détonner de la masse.

Enfin, pas plus qu'elle ne l'était déjà.

— Et toi ? Est-ce que tu as eu des nouvelles ? Tu seras demoiselle d'honneur, n'est-ce pas ?

Astéria et Lise étaient proches, plus qu'elles ne l'étaient toutes les deux, cela ne l'étonnerait pas. Tiphaine avait appris à prendre ses distances et à ne pas impliquer la rousse dans ces histoires de famille.

La question lui laisse un arrière-goût mièvre ; bien sûr que c'est ce qu'on attendra de Tiphaine, d'être discrète. De ne surtout pas faire de scène. Il ne faudrait surtout pas entâcher le mariage d'Elisabeth, qui fait un énième pas sur le chemin constellé de réussites qu'est la perfection.

— Je ne sais même pas si je serai invitée, tu sais. Pas que Lise ou Luke ne craignent quoi que ce soit, mais leurs parents... C'est une autre histoire.

Car les deux familles devaient savoir pleinement qu'elles lui causaient du tort et n'en n'avaient que faire. Les excuses de sa tante étaient suffisamment criantes. Quant à Luke, elle n'avait pas encore décidée de si son mutisme venait du fait qu'il était complètement aveugle à ses pseudo-avances, ou s'il avait délibérément estimé que, d'entre Lise et elle, c'était sa cousine qui avait le plus besoin d'un mariage.

Une petite voix était se doutait, que Luke n'avait pas vraiment eu son mot à dire dans cette histoire. Mais quand même. Elle ne le pensait pas aussi lâche. Il savait mieux que quiconque dans quelle situation elle se trouvait. Que ce mariage était sensé les libérer tous les deux de la pression familiale.

Ils ne s'étaient toujours pas expliqués, elle ne lui avait toujours pas adressé la parole.
Lui n'avait pas cherché à la contacter non plus, c'était à se demander s'il avait la moindre idée de ce qu'il avait fait.
Hephaïstos est devenu Luke.

— ... Je ne suis même pas sûre que j'aurai la force d'y aller, à mariage. Est-ce que je devrais m'infliger ça ? Oui, n'est-ce pas ? Parce que c'est ce qu'on attend de moi, encore une fois. Tu sais. Sois belle, tiens-toi droite et tais-toi. Et je suis sûre que leurs parents vont tout organiser et faire en sorte que la cérémonie soit aussi longue et pompeuse que possible, histoire de bieeeeen étaler à tout le monde le fait que nos deux familles prospèrent et vont réussir à maintenir une énième génération de sangs-purs...

Tiphaine a presque envie de rire maintenant. Un rire amer, salé. Parce que tout cela était profondément risible. Elle avait mal, elle avait envie de vomir et de juste fuir, de se terre quelque part et ne plus jamais en ressortir, de se boucher les oreilles, elle voulait qu'on lui jette une malédiction, qu'on lui fasse tout oublier, elle voulait que tout s'arrête.

Mais elle était là, les avant-bras rougis par le cordon des sacs pleins à craquer de vêtements hors de prix, à discuter couleur et thème du mariage tant appréhendé.

— ... Enfin bref. Tu as sans doute raison. Peut-être pas du jaune dans ce cas. J'attendrais d'en savoir plus avant d'acheter pour l'occasion. Ceci dit, je regarderai pour moi-même. Il y aura toujours une soirée où il faudra bien arborer quelque chose de nouveau...

Et comme ça, en repensant à la perspective d'achats fiévreux, toutes pensées négatives s'évaporent. Elle se rend compte qu'elle était dangereusement proche d'en dire trop. Que l'allégeance d'Astéria n'était pas sienne. Elle se ressaisit.

— Je vois que tu es talentueuse, respectée, respectable, que tu as probablement les moyens pour une tenue digne de ce nom et une opportunitée en or de te faire connaître encore plus pas des générations d'orfèvres qui seraient prêts à payer rubis sur ongle pour tes services.

Tiphaine savait ce qui complexait Astéria. Toutefois, elle pensait sincèrement que ni Luke ni Lise n'en prendraient compte.

— Sincèrement, je ne vois pas à qui d'autre elle pourrait demander. A moins qu'une cousine de France la convainc de la mettre en valeur pour trouver un bon parti anglais...

La branche familiale londonienne prenait peu à peu ses aises, amenant quelques curieux en France qui voudraient profiter de l'occasion pour poser leurs valises également.

Sans doute trop d'histoires dans leur pays natales, des choses à fuir.

Tiphaine soupire ; elle avait presque oublié cet autre mariage. C'est vrai que la saison se prêtait aux célébrations. Pourtant, chaque mariage était un point d'orgue de plus dans cette grande tragédie qu'était sa recherche du bon parti. Elle ne cherchait même plus le meilleur parti, elle se contenterai de quelqu'un de ni trop jeune ni trop vieux, ni trop pauvre, et qui saurait être discret dans ses relations extra-conjugales. Manifestement, c'était déjà trop demandé.

— Je n'ai jamais été proche de ces deux-là, les Lestrange et les Black... Peut-être que notre famille ne les intéressait pas plus que ça. Mais maintenant que tu le dis, j'ai effectivement reçu une invitation. Je verrai bien...

Au moins, à ce mariage-là on n'attendrait rien d'elle, elle ne serait qu'une invitée parmi les autres. Le mariage de sa cousine serait autre chose, tant pour elle que sa famille. Ce ne serait jamais qu'une énième opportunité pour Lise de briller. Elle ne savait pas encore combien de fois elle pourrait supporter de voir cela.

Mais c'était encore pire, de s'imaginer ce que les Rosier se diraient si jamais elle ratait le mariage de sa cousine. Les rumeurs rampantes et les murmures dans son dos la hanterait. Asteria avait raison.

La question sur Luke prend Tiphaine de court, il lui fait quelques secondes pour l'assimiler avant qu'elle rit, parce qu'elle ne peut pas s'en empêcher. Elle s'attendait à ce genre de questions, surtout étant donné sa réaction face à la nouvelle, mais elle secoue la tête.

— Non ! Certainement pas... Je n'ai rien contre lui mais, je crois qu'on a toujours su où s'en tenir. C'est plus... un ami qui comprenait très bien dans quelle galère nous étions tous les deux, et sur qui je pensais pouvoir compter pour du soutien. Mais ça n'a rien à voir avec le fait que cette affaire me ronge. C'est...

Elle soupire. C'est toujours la même rengaine, depuis plus d'une dizaine d'années, Asteria était bien placée pour savoir. A quoi bon le répéter ?

— Je pensais enfin avoir quelque chose- quelqu'un, juste pour moi. Je me disais que tant que j'avais Luke, et qu'on se marierait un jour, j'aurai rempli ma part du contrat, et on me laisserait en paix. Mais même ça...

Même ça, Lise ne lui laissait pas.

Tiphaine sourit légèrement en regardant les boucles d'oreilles. Astéria connaissait bien son style, et la beauté de l'or et de l'améthyste couplé au touché du velours est étrangement apaisant.

— Tu as raison. Je vais les prendre.

Elle ne s'embête même pas à les essayer, elle sait qu'elles lui iront à merveille. Tiphaine cherche déjà des yeux un collier ou un bracelet assorti, car tant qu'à faire, autant en profiter pour assortir sa nouvelle trouvaille. Elle soupire, lasse.  

— Plutôt une attente... Je ne dirai pas que c'est une promesse. Pour être toute à fait honnête, j'admets que Luke n'a jamais rien promis. Jamais rien dis. Je suppose que je n'ai fais que le prendre pour acquis. Ce n'est pas comme s'il ne savait pas que j'étais dans une position délicate... Je suppose que j'ai confondu sa sympathie pour une promesse à demi-mot qui n'en n'était pas une. Ce qui est, au fond, d'autant plus humiliant.

Il y avait un alignement des astres dans le mariage de Luke et de Lise qui jouait en la défaveur de Tiphaine sur tous les plans, et c'était un mélange complexe d'amertume, de panique, de tristesse et d'impuissance qui faisait qu'elle avait besoin de déverser ce venin quelque part.

Elle était fatiguée, d'être déçue.
Elle était fatiguée, d'être une déception.

— Tu sais... Ce n'est même pas une question d'amour ou d'amitié, Astéria. J'aimerai juste... que les choses soient plus simples. Et me sortir de cette situation. Et le mariage, c'était ma porte de sortie.

Tiphaine secoue la tête.

— Le nombre de fiancés éligibles diminue un peu plus chaque année. Il faut sincèrement que je cherche une autre solution. Je ne me fais pas d'illusion. A mon âge, aux yeux des sangs-purs, je ne suis déjà plus qu'une jument au bord de l'abbatoir avant sa dernière course.

L'image est macabre, et pourtant c'était sa réalité.

— Mais assez parlé de moi. Je crains qu'il n'y ait rien à faire de toute manière. Continuons à faire du shopping, d'accord ? Tu sais que c'est la seule chose qui me rend heureuse.