Si Elyas l'apprend, t'es mort.
Si Zadig l'apprend, t'es encore plus mort.
Mais, dans la mesure où ça ne change pas de d'habitude et que tu es toujours vivant, t'as accepté de prendre ce risque.

Ton poing contre la porte que tu retiens. Un dernier soupir, une main que tu passes dans tes cheveux et, enfin, tu frappes. T'as aucune idée de ce que tu vas trouver derrière cette porte (une main tendue ? Un beau doigt d'honneur ? Une invitation à aller te faire foutre ?) mais Blair t'avait toujours donner l'impression d'un homme professionnel et avec les pieds sur terre. Et c'est pas comme-ci tu venais les mains vides, c'est pas comme-ci t'avais rien à offrir... Situation désespérée, mesures désespérées. Bon, ça ne changeait rien au fait qu'à la seconde où Elyas le saurait tu serais un semi-gobelin mort mais ça, ça c'est de l'ordre du détail.

Entrez.

Le mot résonne, il a la voix grave des gens puissants, Blair. Le charisme propre aux hommes mesurant plus d'un mètre-soixante. Tu pousses la poignée, ouvres la porte. Un sourire chaleureux plaqué sur le visage, tu n'es pas encore certain de quelle stratégie adopter avec lui. Il te tend la main, tu apprécies ce geste simple. Il se lève pour te saluer, il prend la peine de lever son putain de fessier pour te dire bonjour. C'est peut-être l'un des accueils les plus poli qu'on t'est fait depuis longtemps.

— Bonjour Monsieur Stratford !

Tu secoues poliment la tête gagne le siège qu'il te désigne.

— Non, non, rien d'alarmant. Je vous remercie de me recevoir je sais que vous êtes très occupé... Un peu de thé, s'il vous plaît.

Tu retiens déjà ton pied de taper nerveusement le sol et le café te condamnerait probablement à sauter jusqu'au plafond. Un un œil nerveux le scrute alors qu'il vient te servir. Comment jouer ton coup ? Tu te jettes à ses pieds en pleurs ? Tu joues la carte de l'humour ? Nan, nan, tu t'accrocheras à ses pieds seulement après le premier refus. Il s'agirait de ne pas te montrer tout de suite désespéré. Tu te racles la gorge, pose tes doigts sur ta tasse et remonte un regard prudent vers lui.

— En vérité, je suis venu vous demander un service.

Tu te force à ne pas dévier le regard, même si t'es épaules s'affaissent attitude soumise, timide.

— Je... J'aimerais être sous contrat, pour vous.

On ne t'as pas souvent regardé comme ça. Il balance des choses censées -l'homme a les pieds sur terre de toute évidence- mais son regard, lui... Bordel est-ce qu'il connaît seulement le concept de pause ? Toi qui te vantais d'être du genre travailleur tu revois ton estime à la baisse.

Tu te racles la gorge, tu t'attendais aux questions relatives à la paperasse. Tu cherches comment tourner les choses, quels mots choisir. Tu te demandes, est-ce que tu dois être horriblement honnête ou joliment mélodramatique ? Elyas te tuera c'est certain. Tu juges Blair du regard. Non, le mélodramatique ne lui ira probablement pas.

— Bien sûr... Bien sûr...

Tu tritures ta tasse, cet homme est une grand procédurier. Bon, alors allons y pour l'horrible honnêteté.

— Je suis pris au piège, monsieur Stratford.

Quoi que, ça sonne tout aussi mélodramatique. Plus d'honnêteté Basile.

— Comme vous l'avez dit, mon frère gère la boite de production responsable de mon talk show, autant vous dire que je suis quelque peu dépendant de lui concernant ma carrière. C'est bien là le problème.

Tu prends une gorgée de thé, te redresses un peu plus pour espérer être digne. C'est fou ce que tu aurais été plus à l'aise avec l'option "pleurons à ses pieds".

— Mon frère refuse de me donner l'opportunité de faire autre chose. Or, j'aspire à plus, beaucoup plus. J'aime mon talk show, mais je déteste profondément l'image comique qui me colle à la peau. On me refuse d'inviter des personnalités politiques, on me refuse d'aborder des sujets plus sérieux, on me refuse tout ce qui n'est pas fait pour faire rire le public. J'ai été acteur avant, je sais que je suis capable de faire plus.

Beaucoup plus.
Tu penches ta tête, soupir. Malgré tout, tu as un air plus larmoyant. (charmeur)

— J'avais espéré que vous pourriez m'aider. On dit... On dit que vous prenez les gens au sérieux et que vous ne vous arrêtez pas à l'hybridité. Alors j'aimerais vous demander à m'aider à ce qu'on me prenne au sérieux.

T'as l'air d'un petit garçon quand tu te redresses subitement, presque honteux, pris en flag. Il est franc, tranchant, un poil cassant. T'aurais pu te tasser encore plus dans ton siège mais il y a un truc qu'il n'y a pas dans sa voix et qui fait toute la différence. Il ne te méprise pas. Y a dans ses conseils et son analyse quelque chose de presque paternel mais pas terrible. Et si ça fait mal à ton ego, y a dans ses mots une justesse contre laquelle tu ne peux pas être mal honnête.

— Et bah, on peut dire que vous n'y aller pas de main morte.

Tu souris, lèves la main comme pour appeler au calme.

— Ce n'était pas une critique.

Tu crois... Tu crois que c'est bien la première fois que tu te fais descendre sans totalement détester ça.

Tu joins tes mains, poses tes coudes contre tes genoux en roulant le dos, tu réfléchis.

— Comme vous avez dû le voir, la majeure partie de ma carrière date de mon enfance, je suppose que ça n'aide pas. J'ai bien fait quelques pubs mais toujours dans l'idée d'être présenté comme "le gentil semi-gobelin".

Tu fouilles dans ton sac, en sort le Portfolio qui te fait office de book. Tu lui tends, reprend ta tasse, prend garde à te redresser si tant est que tu puisses paraître plus grand que tu ne l'es.

— Je tiens à garder mon talk show, mais j'aimerais lui apporter une dimension plus mature, plus profonde. Traiter de l'actualité people à son importance mais je voudrais être libre de pouvoir traiter d'autres choses. Cependant, pour ça, je dois montrer que j'ai les épaules pour ce genre de rôle.

Une gorgée alors que tu l'observes, regarder ton book.

— Je voudrais jouer de nouveau, du moins montrer que je peux jouer autre chose que le rôle du comique relief. Mais je suis ouvert à tout, je pense que tout est bon à prendre et je suis du genre travailleur.

Je suis méritant. Dis-le que je suis méritant.

— Vous m'en pensez capable ?

Tu frisonnes, soudain plus intense. Tu crèves de son approbation pour te sentir homme. Tu crèves de te sentir capable d'être grand. Alors peut-être que les gens comme Zadig te regarderont d'un œil égal. Alors peut-être que ta mère te remarquera ?

Tu n'aurais pas été contre un petit mot gentil mais c'est visiblement pas au premier rendez-vous que cet ira combler ton manque d'approbation et tes daddy's issues. Tant pis. Tu sais être persistant quand il s'agit de glaner quelques sourires. Et tu te fais la réflexion, Basile, qu'en plus d'Elyas, c'est aussi probablement ton père que tu allais mettre en rogne. Briller oui, mais jamais hors de son contrôle, jamais trop. Seulement, t'as 25 ans. 25 ans et une soif de reconnaissance insatiable.

— Je vois.

Tu te penches un peu plus, te fais un peu plus intéressé. Il veut des preuves, tu veux un compliment. Le deal te semble correct. Ta fierté est sauve, dans le fond. Tu t'en tires sans avoir à lécher le parquet.

Tu hoches la tête, un nouveau portfolio serait idéal, surtout fait par quelqu'un d'autre qu'un sbire Delacroix. Il te pose quatre propositions de travail. Tu les considères chacune d'entre elle. Rien de particulièrement difficile, rien de particulièrement impressionnant. La marque de costard sera l'occasion de renforcer une image plus homme et sobre de ton personnage, la pub passe bien également. Une fois les annonces lues, tu te redresses.

— Non. Ce sont de très bonnes opportunités.

Tu pointes la pub du doigt.

— Notamment celle-là.

Tu relèves les yeux vers lui, prudent.

— Ce sont quatre travails que je suis capable d'accomplir. D'ailleurs, j'aimerais pouvoir faire les quatre.

Tu ne souris pas. Putain de bordel de merde tu te forces, mais tu ne souris pas. T'en est plus que conscient, du ridicule de la démarche, de ce que ça dit de toi. Un simple sourire, un simple "bien" et voilà le petit semi-gobelin qui rougit et sourit jusqu'aux oreilles. Pitié. Tous les hommes que t'as connu t'ont regardés avec condescendance et dégoût pour ça. Les femmes c'est pire, elles t'ont toutes regardé avec pitié. Alors tu retiens, mais laisses son approbation réchauffer tes entrailles. Et tu te rends compte, frustré mais vaincu, que t'as pas tant changé qu'à 6 comme à 25 ans, tu crèves toujours de l'approbation des plus grands.

— Mercredi, dix heures, c'est parfait.

Tu ouvres ton pinneaple, note sur ton application agenda un rendez-vous que de toute façon tu serais bien en peine d'oublier.

Viennent les recommandations. Tu pourrais lui dire qu'il ne t'apprend rien, que y a pas marqué Zadig sur ton front mais t'es trop bon élève pour ça. Tu glisses un sourire, le même qui te vaut ton succès.

— Je prends mon travail très au sérieux. Je serais irréprochable.

C'est ton moment. Ça arrive, n'est-ce pas ? Ça y est ? T'étais venu sans rien attendre et tu repars avec quatre boulots et une mise à l'épreuve. Tu dois faire profil bas le temps que tout se met en place. Tu mettras ton père et Elyas sur le fait accompli et à ce moment-là, haha, tu seras trop performant pour qu'on te retire quoi que ce soit. Un plan (bancal) parfait.

L'idée te vient de passer sous silence la seule ombre à ton tableau. Cependant, tu te demandes si gardé ça pour toi n'irait pas te desservir plus tard.

— Il y a une dernière chose en effet. Dans l'hypothèse où nous travailleront peut-être ensembles je dois vous informer de quelque chose.

Tu te racles la gorge. Pas d'air de pleureuse, il a dit qu'il détestait ça.

— Ma mère est hospitalisée à Saint-Mangouste et je viens lui rendre visite deux fois dans le mois. J'ai conscience que dans nos métiers c'est un handicap mais je ne pourrais pas annuler mes visites.

Tu pourrais lui dire qu'il ne lui reste probablement plus beaucoup de temps, que deux fois dans le mois c'est déjà trop peu, qu'elle ne te reconnaît déjà plus tellement mais ça, c'est pas une réalité qui ira l'émouvoir. Et il a dit que ton attitude était la cause de tous tes soucis. T'as cependant aucune idée de comment un adulte digne est censé géré un parent malade et condamné.

Tu t'attends à ce qu'il te prenne de haut, qu'il fronce les sourcils. Tu les as déjà vues, trop de fois, ces sourires compatissants et hypocrites. Tu l'as déjà trop attendu cette petite phrase mielleuse "oh, je suis vraiment désolée. Je comprends, mais..."

Sauf qu'elle ne vient pas. Ni le sourire faussement ému avant de te planter de te planter, ni la phrase douce et assassine. Non, lui reste sérieux. Diablement sérieux. C'est à se demander s'il ne connaît qu'une expression. Tu te demandes si c'est ça être adulte, si c'est ça être crédible. Froncer les sourcils, être bloc de glace. Pourtant, ce qu'il dit, c'est probablement la chose la plus tendre et sincère et que tu aies entendu depuis longtemps.

— Je... Heu.. Oui bi-bien sûr.

Tu t'y attendais pas. T'es sur le cul. Tu t'attendais à devoir baisser la tête, t'excuser pour ta mère, t'excuser d'être pas une sous-merde entièrement dédiée à sa carrière mais non. T'es décontenancé, balbuties un peu. Les dates. Ah, oui, les dates. Bien sûr, avec l’hôpital tout est prévu à l'avance

— Je planifie toujours mes visites en avances. Il faut... Il faut la préparer. Je, ce mois-ci c'est au le 25 et le 28.

Il propose même son aide et tu sais pas trop quoi dire. Tu te souviens que t'as une tasse devant toi, t'en profite pour en boire une gorgée.

— Je... Je crains malheureusement qu'on ne puisse pas faire grand-chose.

Tu lui offres un sourire désolé. Quelque part ça te frustre de pas pouvoir lui donner de quoi agir.

— Ma mère souffre d'une maladie dégénérative. Elle... Perds petit à petit ses capacités cognitives. C'est incurable... C'est assez rare et peu connu... Malheureusement.

Tu poses ta tasse, tritures tes mains.

— Je verse de l'argent à l'hôpital pour qu'on lui garantisse le meilleur traitement et suivit possible et je fais des dons réguliers pour motiver la recherche mais les gens ne sont pas vraiment intéressés par les maladies propres à mon espèce...

Tu oses un sourire, l'habitude qui reprend le dessus.

— Mais c'est très gentil de proposer, je suis touché.

Tu rêves ou cet homme vient de pondre un plan marketing ambitieux entre son café et son check d'agenda ? Tu le fixes une seconde, t'es surpris, mais tu considères sérieusement l'option. Tu t'es toujours tenu loin de toute forme de militantisme. Par peur, par mépris. Mal à l'aise, toujours, de te mettre en avant pour ce que tu étais et non pas pour qui tu étais. Ta condition d'hybride un frein mais tu détesterai encore plus qu'elle devienne moteur de ta réussite. L'idée était bonne mais tu n'y avais jamais pensé. Tu ne voulais pas trahir tes convictions, mais l'occasion pourrait être belle. C'est sûrement trop tard pour ta mère et ce serait mentir de dire que le sort des autres gobelins t'importait, mais tu avais vu, tu voyais chaque mois. Alors ce serait mentir aussi que de dire que la maladie te laissait indifférent.

— Je suis d'accord mais je dois y réfléchir...

Tu passes une main dans tes cheveux, il est peut-être trop tôt pour prendre cette décision.

— Je ne veux pas... Faire de la renommer sur le dos de ma mère. (comme-ci c'était le vrai problème) Je sais que ce n'est pas l'idée mais nous savons tous très bien comment les choses dérapent vite. Je dois... Peser le pour et le contre, y réfléchir. Je vous redirais.

Tu termines ton thé d'une traite. Quelque part tu peux sortir de cette pièce la tête haute et le torse bombé. Tu as atteint tes objectifs.

— Merci encore monsieur Stratford ! À mercredi !

Tu quittes la pièce avec un grand sourire, ignore cependant la légère tension dans l'estomac.