Le deuil, pernicieux, glacial.

Evonice est survivante sur les cendres d'une famille au grand nom dont il ne reste presque plus une âme. La malédiction qui se plaît tant à glisser sur les mauvaises langues doit trouver sa source quelque part, pour les affliger d'un revers si sévère.

Depuis une semaine, depuis l'enterrement, ses robes sont noires comme le fond de son esprit, consumé par le chagrin, voilé par des bribes de rancœur. Son âge n'est pas celui auquel on dit adieu à ses parents, d'ordinaire, ni à son frère aîné. Le monde lui paraît bien vaste et bien menaçant, désormais, et dans son sommeil troublé viennent d'insidieux cauchemars où cette fois, c'est elle que le rayon mortel atteint. Seule la présence de sa cadette tient ses sombres pensées à flot, l'empêche de se noyer dans une paranoïa dont on ne reviendrait pas.

Ça et ... cette rumeur. On en raconte, des choses, aux détours des couloirs, on en murmure, des suppositions, que ces airs trop sérieux ne l'empêchent pas de capter. On raconte que le cadet Lestrange serait en vie. Qu'il serait réapparu, qu'on l'aurait aperçu. C'est l'assaut de trop sur un esprit fragilisé qui ne sait plus que croire. Se pourrait-il que ce soit vrai ? Que croire ? Si ... Si tout ça était vrai, pourquoi donc n'était-il pas venu à la rencontre de ses sœurs, de la seule famille qu'il lui reste ?

Les questions sont trop nombreuses, envahissantes. Elle en vient à craindre chaque silhouette au détour des couloirs du ministère, croyant à chaque fois y capter la stature de son frère, le cœur battant à tout rompre. Sa détresse fait peine à voir, à vrai dire, et on lui accorde quelques jours pour elle, loin du département de la justice magique et des obligations qui l'accompagnent.

Seule, comme sur le chemin d'une quête personnelle, Evonice rejoint son Écosse natale, retrouve les murs familiers du manoir Melrose qui l'a vue grandir. Une partie d'elle veut y trouver des réponses, veut y trouver son frère. L'autre, plus terre à terre, se convainc surtout qu'elle est là pour se recueillir.

Les elfes de maison l'accueillent comme si elle n'avait jamais quitté l'endroit. On la laisse errer à son gré entre les murs, perdue, presque fantomatique. Les souvenirs se bousculent, encore trop frais, bien trop douloureux. Ses pas la mènent vers les appartements parentaux, dans lesquels elle espère trouver quelque objet à ramener avec elle en Angleterre, semblant de réconfort pour mieux dire adieu à une famille qui n'est plus.

C'est alors qu'elle perçoit du bruit en provenance de la chambre de feu son père. Bouleversée, incapable de savoir à quoi s'attendre, elle fait basculer la porte presque sans un bruit – alors ses yeux tombent sur un dos qu'elle reconnaîtrait entre mille.

... Clovis ?

C'est certain. L'émotion roule dans sa gorge tandis qu'elle est bien obligée de se rendre à l'évidence, incrédule : son frère est bel et bien là, devant elle. Vivant.

Qu'est-ce que tu fais ici ?

Tant de questions assaillent son esprit, mais c'est la seule qui parvient à franchir la barrière de ses lèvres, sur l'instant.

Démêle son incompréhension, petit frère, défais ses tourments.

Au-delà du choc de voir en chair et en os un frère qu'elle pensait véritablement mort, c'est ta voix qui la saisit. Froide, exempte de cette chaude facétie qui y a toujours été présente, comme si elle avait disparu avec les années. Elle manque presque d'esquisser un mouvement de recul. Est-ce seulement bien toi, petit frère ?

Chez toi ?! qu'elle s'étouffe.

Le ton glacial de cette déclaration la lui rend presque insolente, insupportable. Au bouleversement commence à se mêler une pointe d'agacement, trouvant sa source dans la douleur du deuil. Oui, comme tu le vois, elle le porte encore. Comment aurait-il pu en être autrement ? Quand une famille de six se retrouve brusquement réduite à deux membres ? Comment expliquer, alors, qu'un troisième refasse surface sans la moindre explication ?

Tu lui renvoies sa question, et c'en est trop pour elle. L'émotion s'imprime sur un visage habituellement impassible, la voix se met à trembler d'indignation tandis qu'elle s'élève sans considération pour des accents sans doute trop hauts. Que les elfes de maison soient alertés, peu lui importe.

Trois ans, Clovis ! Ça fait trois ans qu'on se recueille devant une tombe vide- pour rien ?! Tu reviens d'entre les morts sans une explication et la première chose que tu fais n'est même pas de venir nous voir ?

Nous – Mnemosyne et elle.

Pour la première fois depuis son entrée dans la pièce, elle la détaille, détache le regard de ton visage creusé. Lui apparaît alors clairement un désordre blasphématoire, qu'elle a peur d'identifier comme ce qu'il est. Les sourcils se froncent, l'émotion se teinte progressivement de rancœur, pour ces années inutiles à te pleurer, pour toute cette incompréhension.

Donc ta première préoccupation, plutôt que de venir retrouver ta famille, c'est de venir voler dans les affaires de Père ?

Croise les bras dans un simulacre de sévérité trop plein d'émotion pour avoir l'air crédible.

Dis-moi que ce n'est pas ce que je crois.

Sous ses bras croisés, les doigts se resserrent avec crispation contre le tissu de de sa manche. Ne pas se souvenir de grand-chose ? C'est bien peu que tu lui donnes, et en même temps tellement – la curiosité est piquée, bien sûr, mais aussi l'instinct protecteur de l'aînée : qu'est-ce qui a bien pu t'arriver, pour que tu n'en n'aies aucun souvenir ? Qu'as-tu traversé pendant qu'elle n'était pas là pour te soutenir quand tu en avais sûrement le plus besoin ?

Les excuses fusent alors, et elles ont beau résonner froidement, toutes ces années passées à tes côtés lui en promettent la sincérité. Ça l'émeut, autant que ça l'agace, que la désolation te vienne si facilement mais qu'elle ait dû s'emporter pour te l'arracher. Et ça la bouleverse, aussi, d'avoir dû te pleurer pendant trois ans avant de l'entendre, d'avoir dû perdre espoir avant que tu ne reviennes brusquement, sans explication aucune, et visiblement peu enclin à en fournir à un esprit inquiet qui crie pourtant son envie de comprendre.

Tu t'approches, et elle ne recule pas. Te toises simplement, les bras encore croisés, mais desserres ses doigts agrippés à sa manche. Ta main sur son épaule la touche bien plus qu'elle ne le laisse paraître. Le contact est simple et signifie pourtant beaucoup pour elle : notamment que votre lien perdure, malgré ces trois ans, malgré vos mésententes passées. Tu restes son frère. Son sang.

Oui, tu aurais dû, appuie-t-elle, la voix néanmoins radoucie. Tu n'imagines pas à quel point ces trois dernières années ont été horribles ... J'aurais aimé que nous soulages dès que l'as pu. Léger silence. Mnemosyne n'a jamais perdu espoir, tu sais. Tu devrais aller la trouver.

Tes doigts glissent sur son coude et elle consent à défaire sa posture expectative, à décroiser les bras et baisser un peu de cette garde qui s'est levée en étant témoin de cette fouille dans les affaires de votre père. Elle ne remarque pas ta main qui se cache, mais relève en revanche parfaitement l'étincelle qui luit dans ton regard à tes prochains mots. Elle comprend immédiatement ce que tu sous-entend et comme d'un seul geste, cette garde qui commençait à s'abaisser remonte vivement – elle recule même d'un pas, le visage ceint d'un choc amer.

Tu n'y penses pas. Tu reviens sans une explication après avoir mis en scène ta propre mort, et on devrait te laisser les rênes de cette famille ?

Ses yeux écarquillés détaillent ton visage, mesurent ton sérieux. Ses sourcils se froncent alors, dans une expression pleine de déplaisir.

Cette place ne devrait pas te revenir. Je m'y opposerai.

Lorsque tu cherches à la détromper sur ce qu'ont été ces dernières années pour toi, un élan de méchanceté la prend, bien qu'elle s'en veuille aussitôt, et elle se surprend à penser qu'elle l'espère bien, que ces trois ans t'ont été pénibles, t'ont été tout aussi difficiles à traverser que pour eux, ceux qui sont restés derrière à pleurer un cercueil vide. Elle l'espère bien.

Malheureusement pour vous deux, la tendresse maladroite des retrouvailles est terminée. Il s'agit désormais d'aborder les choses sérieuses, et surtout, les choses qui fâchent. Ce n'est pas seulement ta prétention au rôle qu'elle prend mal, mais le fait que tu t'en préoccupes aussi rapidement après être réapparu, comme si c'était plus important que tout. Pourquoi un tel empressement ?

La provocation fonctionne à merveille et en lieu de l'émoi, c'est une colère naissante qui commence à se dessiner sur ses traits. Elle t'a toujours connu cette langue prompte, mais l'entendre utilisée contre elle et dans de telles circonstances ... C'est une toute autre chose.

Et pourquoi pas ? crache-t-elle en retour. Ce serait si terrible, une femme à la tête de cette famille ?

Mais tu continues, et à la colère légitime se mêle le choc. À mesure que tes mots défilent, une mine scandalisée s'empare d'elle, sourcils froncés et bouche entrouverte, presque incrédule d'être témoin des propos que tu oses lui tenir sans flancher. Un frisson parcourt sa main et elle doit mobiliser toutes ses forces pour l'empêcher d'aller s'écraser contre ta joue. Elle ne se laissera pas aller à de tels débordements. Vos parents l'ont élevée mieux que ça.

Comment oses-tu ?! Tu n'es pas en position de me dicter ma vie, Magnus Clovis Lestrange ! Tu sais très bien ce que je pense de ces règles archaïques. Je compte bien garder mon nom et ce n'est certainement pas toi qui va m'en empêcher.

Serre les dents dans une tentative pour juguler sa colère.

Oh mais je peux te rejeter, et je le ferai. Rien ne t'est dû.

Et surtout pas la mainmise sur cette famille maudite.

Tristes retrouvailles que les vôtres, qui à peine passés les premiers émois tombent vite dans d'anciennes rancœurs, dont les flammes ne cessent de s'embraser. Cette prétention l'enrage, ces yeux levés au ciel comme si elle avait tenu la plus stupide des objections ne font que serrer encore plus sa mâchoire, nourrir son courroux. La reconnaissance qu'elle cherchait tant, cette importante position qu'elle convoitait lui filent entre les doigts et l'impuissance lui est intolérable. Mais ta réponse – oh ta réponse l'est encore plus. Elle manque de s'étrangler d'indignation sur ses mots.

Tu- tu oses ? Tu penses que tu ferais mieux que moi, toi, le fils qui a toujours déçu Père et Mère ?

Elle te regarde t'éloigner, l'œil luisant de colère. Le prend pour un signe de lassitude qui l'enrage encore plus. Tu t'assois sur le grand lit, à quelques pas d'elle, et lui fait face avec un détachement insupportable. Elle reste muette de fureur, sa lèvre tremblante se retroussant légèrement sur des dents serrées au possible, avant qu'elle ne s'écartent finalement pour laisser s'extraire une exclamation médusée.

Ah ! Il te faut une disparition et une tragédie pour faire face à tes responsabilités ?

Cette fois, c'est elle qui recule d'un pas. La lignée aurait aussi subsisté avec elle, qu'elle songe, rageuse. Au lieu de cela, elle pointe vers toi un doigt accusateur, frémissant de ressentiment.

Je t'ai toujours protégé, petit frère. À Poudlard, j'ai couvert toutes les stupidités que tu pouvais inventer avec Jasper, pour t'éviter le courroux de nos parents. J'ai toujours fait en sorte d'arrondir les angles avec eux, avec Uriel. C'est terminé. Ne compte plus sur moi.

Une exhalaison furieuse lui échappe.

Prends cette place puisque je ne peux rien y faire, mais n'espère pas que je te faciliterai la vie.

N'espère pas que je sois docile et obéissante.

Aux affres de la colère et de l'injustice, c'est aussi une humiliation toute particulière qui commence à la ronger. Se trouver supplantée par son frère cadet n'est pas un revers du destin que son ego d'aînée accepte sans broncher. Et vos parents que tu mentionnes ... Dans son entêtement, elle est certaine que c'est elle qu'ils auraient soutenue, pas toi, le fils frivole et folâtre. Les dents serrées, elle encaisse la critique qu'elle fera plus tard briller comme un compliment – être une véritable Lestrange, qu'y a-t-il de mal à ça ? Elle le sera toujours davantage que toi.

Et si je refuse que tu prennes les décisions pour moi, petit frère ? Que va-t-il advenir de cette famille, si tu ne suis pas la voie de Père ?

Un point qui l'inquiète particulièrement. Si la pérennité du nom et sa mainmise dessus lui échappent, quelles décisions de ta part aura-t-elle à assumer publiquement ? Ta rancœur envers vos parents te poussera-t-elle à aller à l'encontre de ce pour quoi ils ont toujours œuvré, à jeter l'opprobre sur la famille ?

Elle renifle, furieuse, au sarcasme que tu déploies en réponse au sien, et te regarde te lever du lit, le regard porté ailleurs. Elle ne remarque pas la photo que tu fixes et prend le geste pour de l'évitement. Ce n'est pas terminé, dis-tu.

Ah oui ?

La colère et le choc l'empêchent de voir tes mots pour ce qu'ils sont véritablement – pleins d'amour fraternel malgré tout. Seule la critique l'atteint, mais elle n'a pas le temps d'y répliquer que tu la dépasses, lui assenant par là un léger coup à l'épaule. Elle se détourne pour continuer de te regarder, furieuse, encore plus irritée par cette bousculade qu'elle estime puérile. Dans ta bouche, ces mots ne sonnent pas comme des félicitations. Alors, l'amertume au bord des lèvres, elle te répond :

Je pourrais dire la même chose de toi.

Tu reprends sa place, toi aussi.
Tu lui ressembles, que tu le veuilles ou non.

Sur un dernier reniflement plein de colère, elle tourne les talons elle aussi, et s'éloigne de la chambre parentale pour rejoindre ses propres appartements, contrariée.