Tu desserres un peu ta cravate, tapotes nerveusement du pied contre la pierre. Tu te sens un peu con à attendre dans cette alcôve, n'importe qui pourrait dire que t'as l'air d'un jeune stressé devant son premier rendez-vous galant. Si seulement c'était ça. Dieu que t'aurais préféré que ce soit ça. Mais tu ne peux plus reculer. Tu as eu beau tourner le problème dans tous les sens, ta conclusion restait la même. Tu ne pouvais pas l'épouser. Tu ne pouvais pas lui donner ce qu'ils attendaient de toi. Ce qu'elle attendait peut-être de toi. Alors tu lui avais donné rendez-vous. L'idée que ton père puisse trouver bon que tu prennes de telles initiatives te fait rire. Après ce soir, qui sait s'il n'irait pas te retirer de Poudlard pour avoir gâché ses plans. Mais qu'importe, tu assumeras les conséquences. L'ambition ne vaut pas le bonheur d’autrui.

Elle arrive, superbe, comme toujours. Tu l'aimes, Jasper. Tendrement. Comme une amie. C'est peut-être là tout le problème. Tu lui adresses un sourire, lui fait signe de la main. Tu t'emploies à prendre un air détaché quand tu l'embrasses du bout des lèvres sur les joues. Le salut habituel entre vous.

— Merci d'être venue, je suis content de te voir.

C'est vrai, même si après ça la réciproque ne sera sûrement plus exacte. Tu n'as pas envie de lui faire mal. Après tout, vous vous êtes employés à faire les choses si bien depuis qu'on vous a imposés à l'autre. Mais tu ne veux pas lui mentir. Ton excellence ce n'est pas ça, ton ambition ce n'est pas à ce prix. Serpent oui. Rapace non. Tu t'adosses contre le mur, croises les bras, tente de te composer une attitude calme en dépit de la nervosité.

— Il fallait que je te parle. De nous. Je ne crois pas... Je ne crois pas pouvoir honorer notre engagement.

Tu regrettes à la seconde où tu vois son doux visage se déformer. Evonice était d'une justesse millimétrée, alors quand tu vois ses yeux briller tu te sens petit, con, pitoyable, le genre de gars que t'aimes éjecter à l'autre bout d'une pièce d’ordinaire, le genre de type que t'exècres. T'aurais jamais pensé qu'elle irait dans l'expression brute de ses émotions. T'avais pensé, lâche, que ce serait délicat, mais pas si compliqué, parce que les Lestrange ont leur fierté (Clovis aussi, même si la comparaison le ferait hurler), qu'elle suffirait à elle seule pour tout encaisser. Pourtant c'est une amie que tu viens de blesser. T'as oublié, Jasper, que pour Evonice t'es presque tout aussi Lestrange qu'elle.

Tu secoues la tête, essayes de sauver les meubles, maladroitement tu viens poser tes mains sur ses épaules, bredouilles, déstabilisé dans les tréfonds de ton être par la perspective de cette goutte sacrée au coin de ses yeux.

— N-Non ! Non, Evy, c'est pas ça.

Si. Mais t'es pas bien sûr de pouvoir te l'avouer. C'est qu'il y avait eu les battements de cœur solide, le grondement dans le bas-ventre, les boyaux qui se tordent, la chaleur qui monte, la tension qui vient électriser les sens et la sensation de s'être fait tirer une balle en plein cœur et d'en être reconnaissant. C'est qu'il y a eu tout ça et que ce n'était pas avec elle. Que ce n'était pas Elles tout court. Et ça, Jasper, ça te paralyse. Pour un hériter, la perspective d'un lui à la place d'une elle c'est le déshonneur. T'es terrifié par le déshonneur. Tu secoues la tête, encore. Tu t'en veux. Tu pourrais inventer une histoire seulement tu lui dois la vérité. Surtout après ça. Et le mensonge est un art que tu ne connais pas encore, à ton grand dam.

— Je... Asseyons-nous, d'accord ? Asseyons-nous que je t'explique.

Tu viens prendre ses mains, la guide avec délicatesse jusqu'aux rebords de l’Alcôve. La sensation d'avoir de la porcelaine entre les doigts, tu te sens impuissant, incroyablement fragile, faible face à ses larmes, tu te rends compte que c'est la première fois que tu vois Evonice comme ça. Tu t'assois à ses côté, tien toujours ses mains. Comment formuler ? T'as honte de toi. Quelque part, ça t’insupporte d'avoir honte de ressentir.

— Je tien à toi, d'accord ? Je tiens toujours à toi, on se connaît depuis si longtemps, nos parents nous fiancent. J'étais content, tu sais ? Je voulais t'offrir un mariage heureux, on a toujours été ami, mais je voulais t'offrir plus, parce que tu mérites plus. C'est ce que je pense.

C'est confus et ça se bouscule dans ta bouche. Tu devrais peut-être prendre le temps de respirer, mais t'es presque sûr que si tu prends le temps de réfléchir, tu iras te dégonfler. Alors tu fais ce que tu sais faire de mieux face aux doutes. Tu fonces, t'ignores, tu agis comme un gryffondor tout en ayant la réflexion d'un serpentard. Ça te donne mal au crâne putain.

— Mais j'ai réalisé que je ne pouvais pas. J'ai essayé, je me suis persuadé que je pouvais réussir mais récemment y eu...

Tu fermes les yeux. T'as honte. Si honte. Dans vos familles tu crois que y a pas pire.

— J'ai compris que je ressentais des choses que je ne suis pas censé ressentir, parce que c'est pas toi, parce que c'est pas... Une femme. Et j'ai compris que tout ça, je ne pourrais pas te le donner et je ne veux pas... Comment dire ça putain. Je me sens mal de ne te donner que mon amitié et mon affection dans ce mariage alors que toi tu souhaites peut-être plus. C'est pas juste. Et je ne veux pas te passer la bague au doigt en te mentant.

Tu détaches tes mains, penaud. T'as lâché mille choses, secrètement t’espère qu'elle n'a pas soulevé le point névralgique de tes confessions.

Tu comprends. Les parents, on en revient toujours aux parents, à leur attente, a ce culte de l'apparence qui fait tout pour vous. Parce que la noblesse ne vient pas de la richesse, mais du paraître et uniquement du paraître. Leurs réactions, c'est peut-être l'origine de tous tes maux. Tu n'es pas Clovis, tu n'es pas le second fils sur la liste, la brebis qu'on peut tolérer d'être galeuse. Toi tu ne peux pas, même si tu le voudrais, être libre comme lui pouvait l'être. Tu te sens responsable, Jasper, de ce qui arrivera demain, du poids qui sera mis sur d'autres si toi, tu ne remplis pas ton rôle. Et c'est un handicap, d'avoir le cœur qui bat pour autre chose que ce que tes parents considéreraient comme un mariage acceptable. Dans les mains d'Evonice tu places une arme qui pourrait bien te tuer. Mais qu'importe, tu es excellent, tu es ambitieux, mais tu ne veux pas être le destructeur que tu devines parfois à certains agissements de ton père. Quand bien même tu l'admires d'une certaine façon. Tu vois parfois en lui une facette que tu exècres, que tu refuses d'avoir. T'as le culot de te dire que tu ne vas pas seulement faire aussi bien que lui, tu vas faire mieux, tu seras mieux.

Tu hoches la tête. Rassuré, tu l'avoues. Même si tu peines encore à lever les yeux vers elle.

— Je sais, je sais que je nous mets dans une position délicate. Mais je ne voulais pas te mentir, pas avec ce que ce mariage implique.

Mais elle comprend. C'est ce qu'elle dit. C'est ce que tu entends. Tu oses, enfin, élever le regard.

— Ça ne te rebute pas ?

N'y voit-elle pas un manque de sérieux ? Un manquement aux devoirs ? N'est-ce pas un échec pour un sang-pur de ne pas savoir maîtriser son affection, de ne pas savoir diriger nos tréfonds ? Tu sais, tu doutes, tu penses, que tes parents ne comprendraient pas. Quand le chemin est tout tracé, on se doit de le suivre. Tous le reste doit être mis au placard et tant pis si ça fait mal. Car les enfants sont les instruments d'une cause bien plus grande, bien plus noble. Tu es instrument, Jasper. Tu devras finir par suivre cette voie que tu le veuilles ou pas. Mais tu ne vas pas tout étouffer pour autant. Besoin de le partager, au moins avec elle, car c'est ensembles qu'ils vous enferment. Tu lui es reconnaissant. Incapable de lui dire non, tu as une dette envers elle qu'une vie entière ne pourrait pas rembourser.

— Tes secrets sont les miens, Evy.

Tu te redresses un peu, ne fuis pas son regard cette fois. Tu as ouvert une boite solidement verrouillée sans le savoir.

Soulagement. Il a fallu que ça te brûle la gorge en l'admettant pour prendre conscience du poids qu'avait été ce secret. Bloqué dans la peur de décevoir, t'es encore trop innocent, Jasper, pour te détacher du regard des autres, du regard de cet homme. Il a tant de projets pour toi, après tout. Mince soupir entre tes lèvres, tu peines à maintenir un certain contrôle sur tes épaules qui se relâchent. Un sourire aussi, parce que son approbation compte plus que tu ne l'aurais pas pensé. C'est que ça t'aurait coûté de perde une amie. Mais elle appelle à ta discrétion aussi, elle profite de ton secret pour énoncer le sien. Tu te dois d'y répondre, tu as envie d'y répondre, tu n'as jamais aimé le sens unique dans tes relations.

Elle semble incertaine, Evonice, au bord du précipice comme toi un peu plus tôt. Tu te tiens droit, serre tendrement ses mains. Elle a écouté alors tu écouteras. Tu n'aurais cependant jamais parié que vous arpentiez des chemins aussi semblables. Ton regard s’écarquille légèrement, mais tu ne bronches pas. Tu as compris, tu ne lui feras pas l'affront de lui demander de développer plus. Et tu dis, que pour elle la situation doit être bien pire. Toi, tu as eu Clovis pour ouvrir grand la fenêtre, te donner vue sur le monde extérieur. Mais elle ? Qui avait été là pour lui prendre la main et lui montrer que derrière les murs gris fait d'obligations et de protocoles, il y avait autre chose ? Tu te sens peiné, Jasper, répond à son sourire amer par un sourire sincère. Tu pourrais lui dire que ça irait, mais aucun de vous n'est assez naïf pour le croire réellement. Vous êtes rattachés à des chaînes que des siècles de devoir ont consolidées.

Alors quand elle prononce le nom de Darya, tu grimaces. Pour ce qu'il implique, d'une part. Pour le peu de sentiments positifs que tu as à son égard ensuite. Mais quand elle sous-entend celui de Clovis tu rougis, détourne vivement le regard. T'as pas l'audace de quitter ses mains, mais sous ses paumes elles tressautes.

— Je suppose qu'elle n'en sait rien ? De tes sentiments je veux dire.

Tu esquives la question. Ne veux pas en parler. Ne veux pas risquer d'encore une fois imaginer l’impensable, de le considérer, n'est-ce qu'une fois. Il y avait trop en jeu et tu n'as jamais été un flambeur.

— Je ne dirai rien, jamais, rassure-toi.

Tu soupires, de l'extérieur on pourrait croire surprendre un moment tendre entre deux amants. L'idée aurait pu te faire sourire.

— Que souhaites-tu qu'on fasse, Evy ?

Tu es percé à jour et tu as horreur de ça. Non, effrayé, serait plus approprié. Effrayé que d'autres puisse mettre le doigt sur ce que tu rejettes toi-même, sur ce que tu ne veux pas voir, sur ce que tu ne veux pas que les autres voient. Cependant, tu penses qu'elle comprend. Vos stratégies pour gérer ce que vous ne pouvez pas tolérer est la même : le déni, l'oublie, l'ignorance, la lutte. Raison pour laquelle tu n'iras pas la bassiner de phrases toutes fates débordant de naïveté et de poésie mièvre. Tu n'iras pas lui dire qu'elle devrait écouter son cœur, partager ce qu'elle ressent. Ça, ils sont peut-être nombreux à pouvoir se le permette ici. Mais quand on est héritier de sang-pur, quand on est fille de sang-pur, ça, ça n'existe pas. Alors à la place tu hoches la tête, viens soutenir son regard. Tu ne diras rien. Tu ne peux lui donner ton soutien pour réaliser ses fantasmes, mais tu peux lui donner ton absolu silence. Et tu sais, vous savez tous les deux, qu'en affaires de sentiments le silence est précieux.

— Je le sais. Je te fais confiance.

Tu presses ses mains. Au final tu es quelque part heureux de ne pas pouvoir déposer à ses pieds l'amour des amoureux. Il te semble, Jasper, que ce que vous y gagner en est bien plus important. Cependant, cela ne règle pas le problème. Aucun de vous n'a le cœur ou la capacité de donner à l'autre ce que vos parents attendent. Un mariage réussi. Ce qui implique, en plus d'une vie commune, des enfants. Tu n'es pas naïf au point de te dire que vos parents ont aimé leur partenaire de vie comme vous aimez vos meilleurs amis. Mais tu vois les dérives, Jasper, de ces mariages qui ne sont que partenariat et contrat. Dans l'idéal, tu aurais aimé briser le cercle, montrer une autre voie. Il faut croire que la réalité vous rattrape.

Les arguments qu'elle pose sont justes. En l'invitant ici, tu pensais lui épargner l'humiliation, lui permette de rebondir, de tenter sa chance avec quelqu'un qui pourrait lui offrir l'union qu'elle méritait. Mais tout ça n'avait plus de sens maintenant. Vous séparer, c'était engager une union avec d'autres. Dans ton cas, tu as toujours l'espoir que tes émois se tassent, que ton cœur se libère, tombe à genoux devant les pieds délicats d'une femme que ton père approuverait. Mais Evonice ? Pour elle se serait de nouveau mensonge, de nouveau secret. Et tu ne peux pas lui imposer cela.

Tu n'attendais cependant pas de sa part une proposition aussi audacieuse. Un sourire, un peu taquin au coin des lèvres.

— Evonice Lestrange... Seriez-vous en train de me proposer un mariage libre ?

Tu te permets de rire. Pourtant, la solution est brillante. Il reste cependant un point qu'ils vous faut aborder.

— Je suis partant. Seulement, tu es bien consciente de ce que "maintenir les apparences" doit impliquer, encore plus dans mon cas.

Tu es le premier-né, tu es l'héritier, tu dois élever celui qui prendra les rênes quand tu seras trop vieux et épuisé pour le faire. Tu presses ses mains.

— Tu es sûre que c'est ce que tu veux ? Un mariage, avec moi ?

Tu ne percutes que maintenant que l'idée d'une intimité avec Evonice avait été plus source de pression que source de désir. Elle était ton amie, tu l'aimais, tendrement. Tu aurais voulu l'aimer plus. Tu avais culpabilisé de comprendre que tu n'y arriverais pas. Que l'amour que tu portais pour elle était certes fort, certes tendre mais pas de ceux qu'on peut attendre d'un mari pour son épouse. Tu avais voulu transformé le contrat rédigé par vos parents en une véritable union. Tu avais échoué à le faire. Tu sais aujourd'hui que tout n'aurait été qu'échec de toutes les façons. Mais, ne pas vous aimer comme s'aiment les amoureux ne sera pas une excuse suffisante pour échapper à vos obligations. Quelque part, tu t'en veux d'avance de lui imposer une intimité dont ni elle, ni toi, ne voulez.

— Pour le moment, nous pouvons écarter la question. Je ne peux pas me marier avant la fin de mes études et, après ça, je pense que même eux comprendront si nous choisissons de nous concentrer sur nos carrières avant de passer devant l'autel.

La vérité, c'est que tu ne sais pas si tu dis cela pour elle ou pour toi. Si c'est elle que tu tentes de rassurer ou ton reflet dans la glace. La vérité, c'est que plus années passent, plus tu te rapproches du moment fatidique où tu franchiras les portes de Poudlard pour la dernière fois. La vérité c'est que tu n'es pas prêt à quitter cette vie si simple, si libre, que tu sais que tu ne le seras jamais. Alors tu repousses, encore et toujours. Prétends avoir encore le temps alors que tu le sens depuis longtemps filer entre tes doigts. Heureusement, elle est là. Et avoir une alliée face à ce futur dont tu ne veux pas te rassures, t'encourage. Ce ne sera peut-être pas si mal. Ce ne sera pas ce que tu voudras, ce ne sera certainement pas ce dont tu rêvais. Mais ce ne sera peut-être pas aussi pire que ce que tu avais imaginé.

— Très bien.

C'est précieux, ce qui se passe. Tu lui es reconnaissant, à Evonice, de s'engager dans tout cela avec toi. Tu lui es reconnaissant, de pouvoir traverser ce futur-là ensembles. Tu ne quittes pas ses mains quand tu mets genou à terre. Tu ne quittes pas ses mains quand tu la regardes, sourire espiègle.

— Evonice Lestrange, je ne pourrais pas te donner tout ce que tu aurais voulu avoir. Mais je peux au moins te promettre que je ferai de mon mieux pour que nous sayons un minimum heureux. Si tout cela te va, acceptes-tu de m'épouser, encore une fois ?

Sourire idiot. C'est rassurant de pouvoir se dire qu'on n'affrontera pas le futur dans le mensonge. Que si le cœur ne se défait pas de l'amour interdit, s'il faute de nouveau pour quelqu'un d'autre, pour un autre, ce ne sera au prix de sa souffrance à elle. La barque est faite d'un bois pourri, mais on peut la faire tenir, à deux. Tu accueilles son baiser contre ta joue en fermant les yeux. Tu ne seras jamais celle qu'elle espérait avoir, mais qu'importe. On fera de notre mieux, a deux. Dans un sens, c'est peut-être bien plus que ce que n'avais eu vos parents.

— Je sais qu'on s'en sortira. Je sais aussi qu'il n'y aura jamais meilleure épouse et partenaire de vie que toi.

Tu le sais. Comme tu sais qu'elle ne trahira aucune de ses promesses. Evonice est un pilier, un bois de chêne qui traverse les années et les tempêtes. Elle est cette droiture exemplaire pour laquelle tu as autant de respect. Et tu sais, que même si ce n'est pas l'amour qui vous unit, tu es chanceux.

— À notre mariage libre !

Dit dans un éclat de rire.