Elle se masse lentement le crâne, essayant d’y voir plus clair dans le dossier qui s’étale sous ses yeux. L’affaire n’est pas spécialement complexe, simplement ennuyeuse à mourir : il s’agit de droit fiscal, et ce n’est clairement pas la branche qui la fascine le plus dans son travail. A l’inverse, toutes celles où la nature humaine entre davantage en jeu la passionnent. Le pénal est à ses yeux un terrain de réflexion et d’observations immense, alimentant indéfiniment sa curiosité, son esprit d’analyse. Et il en va de même pour le droit civil.

Un regard pour l’horloge et elle s’étire, se renversant momentanément dans son fauteuil dans une posture à des lieues de sa rigidité habituelle. Une légère pause qu’elle s’accorde, rassemblant des forces en prévision de son rendez-vous à venir. Cette période l’épuise, comme en témoignent ses traits tirés et ses cheveux zébrés de platine légèrement en bataille. Mais elle a tôt fait de se redresser et de remettre tout cela en ordre : en quelques minutes, il n’en reste plus une trace, ne laissant qu’une apparence neutre se reflétant dans le miroir de son poudrier.

Rassemblant le dossier toujours ouvert sur son bureau, elle se concentre sur l’entrevue qui va suivre. Elle ne sait pas réellement à quoi s’attendre. Il n’est pas rare - mais pas excessivement fréquent non plus - qu’on lui demande des interviews pour parler d’affaires ou d’événements politiques particuliers, mais cette proposition avait particulièrement attiré son attention. Rédigée à la main, envoyée par hibou, bien loin des courriels impersonnels auxquels elle à le droit d’ordinaire. Elle ne savait, et ne sait toujours pas exactement quoi en déduire - volonté de flatter ou simple façon d’être ? -, mais il avait dans ces mots et dans cette écriture légèrement maladroite la marque d’un investissement certain de son auteur.

Stan Glass, Youtuber. Elle a fait un tour le Magicnet pour se renseigner à son sujet, et constaté qu’en plus de cette fonction, il occupait également le poste de guide au Muséum d’Histoire de la Magie. Puis elle s’est laissée aller à visionner quelques-uns de ses vidéogrammes - décidément, cette rencontre lui aura fait faire de bien étranges choses - et l’attitude du jeune homme de l’autre côté de la caméra l’avait fascinée. Il y avait du vrai en lui, de la passion dans sa voix. Alors, curieuse, elle avait accepté.

Bien évidemment, son intérêt pour sa personnalité en elle-même n’est pas le seul élément ayant contribué à faire pencher la balance en faveur du “oui”. L’un des aspects de son métier de juge, et de juriste en général, consistait à guider les sujets de droit parmi les chemins tortueux de la législation, à leur faire connaître leurs droits. Et malheureusement, en ces jours, une vidéo explicative d’une affaire semblait être plus propice pour le faire qu’une interview dans un journal, qui ne visait plus qu’à polémiquer.

Peu importe. Chassant ces préoccupations et constats moroses de son esprit, elle termina de ranger ses papiers. Un mouvement de baguette, qu’elle récupère sur sa table de travail, et le dossier s’envole pour regagner son étagère, la vitrine se referme sur lui, se verrouille d’un sort murmuré par ses pensées. Puis elle se lève, jette un dernier regard à la pièce parfaitement en ordre et se dirige vers la porte, dans l’intention de signaler à l’accueil qu’elle attendait quelqu’un, et de demander à ce qu’ils le dirigent directement vers son bureau lorsqu’il arriverait.

C’est donc avec surprise qu’elle constate sa présence silencieuse dans un coin du hall, assis, occupé à griffonner dans un cahier, manifestement là depuis un certain temps. Elle fronce les sourcils. A-t-il demandé à ce qu’on ne la prévienne pas, pour que la secrétaire ne vienne pas l’informer de son arrivée prématurée ? Une telle manière de procéder l’étonne, dans le bon sens du terme.

Le bruit de ses talons la trahit manifestement lorsqu’elle s’approche, puisqu’il relève immédiatement la tête, avant de se remettre sur pieds lorsqu’il la reconnaît. La spontanéité de son salut la fait sourire. Un vrai sourire, pour une fois.

―Avec plaisir, Monsieur Glass, répond-elle avec une forme de bienveillance peu coutumière.

Il lui semble stressé, alors elle inclut un peu de chaleur dans son ton : inutile d’essayer de l’intimider, il l’est déjà bien assez comme cela. Un sourire aimable et elle l’invite à la suivre jusqu’à son bureau, dont elle referme la porte derrière eux. Le fauteuil positionné en face de son bureau tend les bras à son invité, tandis qu’elle retourne s’asseoir dans le sien. Croise les jambes, sort deux tasses d’une armoire sur sa droite, marque une pause avant de les accompagner de sa chère et tendre boîte de truffe, puis de chauffer l’eau de la bouilloire d’un coup de baguette.

― Thé, café, autre chose peut-être ? propose-t-elle. Je pensais que nous pourrions peut-être discuter un peu avant de commencer - si cela vous convient, bien entendu. Notamment le temps que vous installiez tout ça, par exemple.

Sa dernière phrase s’accompagne d’un geste flou en direction du fatras technologique qu’il a amené, trahissant son ignorance et non son mépris pour le sujet. Aujourd’hui est une journée sous le signe de la découverte, alors elle enferme son esprit critique et ses opinions dans un placard, la laissant dans l’expectative, probablement plus tolérante qu’elle ne l’avait jamais été.

Léger pincement des lèvres lorsqu’il sort sa technologie moldue pour l’étaler sur son bureau : les habitudes ne partent jamais très loin. Mais sa légère raideur demeure invisible pour qui ne la connaît pas parfaitement, et elle observe ses gestes avec une attention distante. Elle apprécie ses explications autant qu’elle les critique intérieurement : à jamais, ses opinions s’opposeront à sa fascination pour l’humain, incapable qu’elle est d’observer sans juger.

Mais peu importe, là n’est pas la principale importance de cette rencontre. Elle n’a pas interrompu une après-midi de travail, au risque de surcharger son emploi du temps des jours prochains, pour analyser le comportement de son invité et disserter sur ses caméras. Alors elle hoche distraitement la tête pour lui assurer courtoisement son attention, tandis qu’il répond à des questions de fonctionnement qu’elle n’avait jamais pris la peine de se poser, sirote son thé calmement.

Lorsque tout semble prêt même à ses yeux inexpérimentés, elle se penche pour déverrouiller le dernier tiroir de son bureau et en sort une pochette cartonnée qu’elle vient poser devant son interlocuteur.

― Ce sont des copies de certains éléments de l’affaire Plenozas, décrit-elle. Rien de confidentiel bien entendu, ce ne sont que les parties du dossier qui peuvent être montrées et trouvables en fouillant dans des archives ou sur le Magicnet, mais j’ai songé qu’il serait plus simple pour vous de les avoir directement, si jamais cela peut vous être utile.

Pour sa part, elle a consulté ces document de bien trop nombreuses fois pour les garder près d’elle une seconde de plus. Elle n’a pas besoin de notes pour cette interview : elle connaît le dossier sur le bout des doigts, à force de l’éplucher en cherchant une solution, un compromis. Et elle a déjà imaginé la plupart des questions qui risquent d’être posées, ainsi que préparé brièvement des pistes de réponse à développer sur l’instant.

Elle a confiance en ses talents d’oratrice, et c’est dénuée de toute forme de nervosité qu’elle se renfonce dans son fauteuil, adopte une posture digne, attend tranquillement que le jeune homme soit prêt, sans pour autant lui faire sentir une quelconque nécessité de se presser. Non, elle profite de la simplicité de l’instant, de la tension permanente régnant en elle qui se dissipe quelque peu et de la saveur merveilleuse de la truffe qu’elle picore.  

Ses yeux avaient dérivé dans le vague quelques instants, et reviennent à présent sur son invité lorsqu’il reprend la parole. Sa remarque sur son ignorance quant au droit magique, la conscience professionnelle qui transparaît dans ses mots la font hocher la tête aimablement en apparence, et regagner espoir à l’intérieur. Peut-être qu’un jour, grâce à des journalistes et assimilés aussi consciencieux que lui, les médias cesseront enfin de clamer que la loi stipule alors qu’elle dispose.

Il règle elle-ne-sait-quoi au niveau de sa caméra, et avec un air légèrement méfiant sur les bords, Eytelia observe cet œil rond et obscur qui la fixe, prêt à capter le moindre de ses actes. Etant incapable de déterminer quelle zone de son bureau entre dans le champ, elle ratisse large et range truffes et bouilloire, leur laissant cependant leurs tasses respectives : parler donne soif, et il est toujours utile d’avoir un verre à portée de main comme prétexte idéal pour marquer une pause et réfléchir à son discours.

Tout est en ordre lorsqu’il finit par lui annoncer être prêt, et s’en suit de longues indications purement techniques sur leur entretien, le tout en employant un débit de parole trop rapide pour que ses pensées suivent le rythme.

Pouvoir mettre en pause ou couper des parties ? Elle n’en voit guère l’intérêt, mais acquiesce poliment. A son sens, autant montrer la perfection en ne faisant qu’une seule prise, ou assumer la fascinante vérité et les dessous des scènes en révélant les coulisses, les trous de mémoire et les bafouillages. Mais peu importe, il y a peu de chance pour qu’elle ait recours à ces méthodes ; lui en revanche sans doute davantage. Elle voit de la nervosité dans ses gestes et ses mots qui lui donnent envie de lui tapoter l'épaule avec un sourire amusé en lui assurant que rien chez lui ne risque de l’offusquer.

Ses réflexions lui font rater une partie de sa tirade, elle ne retient de la fin simplement qu’elle n’a pas besoin de regarder la caméra. Tant mieux : concentrer son attention sur ce genre d’objets ne pourrait que lui donner la nausée et lui faire regretter cette interview.

― Tout est très clair, merci, indique-t-elle à la fin de ses explications avec un ton - qu’elle espérait - apaisant.

A présent, ils pouvaient commencer.  

Expression avenante qui s’affiche lorsqu’il commence sa présentation, hochement de tête courtois pour répondre à sa salutation. Elle se concentre pour ne pas rater ses questions et les interpréter correctement : il n’y a rien de plus ridicule à son sens qu’une personne répondant hors-sujet lors d’une interview. Un sourire accompagne sa plaisanterie sur la complexité du droit magique. Et dire que l’affaire Plenozas n’est même pas l’affaire la plus complexe qu’elle ait eu à traiter en termes d’application du droit… Surtout une question de polémique à vrai dire, dont les médias ont évidemment profité.


L’incertitude, le manque de connaissance qui transparaissent dans ses questions l'attendrissent presque. Attente patiente qu’il termine sa salve d’interrogations, mise en ordre de ses idées avant de répondre d’une voix posée, confiante :


― Théoriquement, rien n’est véritablement illégal dans le testament de M. Plénozas - ou plutôt, son absence de testament. Décédé prématurément, celui-ci n’avait pas prévu de dispositions spécifiques concernant son héritage, celui-ci a donc été répartie de manière égale entre ses deux héritiers : ses enfants. C’est une réclamation de l’un d’eux qui a amené le Magenmagot à se pencher sur l’affaire, car il arguait avoir fourni un soutien supplémentaire à son père durant sa vie, qui méritait donc rétribution. Cette réclamation ne sort pas de nulle part, contrairement à ce que certains ont pu avancer pour décrédibiliser l’affaire : le Magenmagot avait déjà été saisi de telles demandes par le passé, et cette notion existe également en droit moldu. Cependant, ce sont les raisons précises de celle-ci qui présentent une singularité par rapport aux précédentes : l’héritier arguait effectivement que, contrairement à sa sœur cracmolle, il avait fourni une aide supplémentaire et essentielle de nature magique à ses parents.

Légère pause, pour reprendre sa respiration et organiser la suite de sa réponse. L’exercice est plus complexe qu’elle ne l’aurait pensé : s’exprimer d’un ton clair, expliquer une affaire complexe tout en vulgarisant suffisamment les termes juridiques habituellement employés pour que tous puissent comprendre… Beaucoup de paramètres à prendre en compte, et peu de temps de réflexion.

― Comme vous le soulignez, des preuves ont effectivement été apportées montrant que M.Plénozas redoutait des conflits au niveau de sa succession, compte tenu de l’importance de celle-ci et de l’animosité existant entre son fils et sa fille. Néanmoins, ayant été brutalement emporté par la maladie, il n’a pas eu l’occasion de rédiger un testament en bonne et due forme, son fils s’est donc emparé de l’occasion. Et loin d’être une simple affaire d’héritage, sa réclamation a amené le Ministère à se prononcer sur une question bien plus large, à savoir si les devoirs des enfants envers leurs parents devaient également comprendre une assistance magique ou non, ce qui aurait nécessairement de fortes conséquences sur les droits des non-magiques.

Sa tirade s’achève et elle en est satisfaite : il aurait été difficile de faire plus clair et concis. Attendant la suite, elle tend la main vers sa tasse de thé pour en prendre une gorgée salvatrice : à parler ainsi, sa gorge s’assèche à une vitesse phénoménale. Et pourtant, c’est avec une pointe d’impatience qu’elle encourage du regard son interlocuteur à poser la question suivante