▌Tu jettes un dernier coup d'oeil à l'horloge du bureau avant de refermer la porte derrière toi. C'est bientôt l'heure, et tu n'es pas encore chez toi. Tu aimerais bien passer à l'appartement, au moins pour enlever la chemise que tu as portée toute la journée. T'es pas sûr de pouvoir faire mieux, mais l'essentiel est de ne pas arriver en retard. C'est toi qui a donné rendez-vous à Dorothy alors ça serait vraiment déplacé de la faire attendre. Une fois que tu as échappé au flot de travailleurs en blouse blanche qui s'échappent de l'hôpital, tu transplanes dans ta rue et tu montes quatre à quatre les escaliers. Arrivé au troisième étage, t'es essoufflé. Super idée, manquerait plus que tu transpires, en plus. Tu jettes un oeil à l'écran de ton pineapple. T'es encore dans les temps. Vite, un pull propre. Tu en profites pour changer de chaussures aussi, celles que tu mets pour le travail sont neuves et elles te font mal. Tu enfiles tes vieilles Converses. Elles sont tout aussi élimées l'une que l'autre, mais l'une est plus propre que l'autre. Olga l'avait avalée, et vu la quantité de choses que ce canapé a caché au fil du temps, t'as été obligé de la désinfecter quand tu l'as récupérée. Même maintenant, en sachant qu'il n'y a rien au fond de ta semelle, tu grimaces en l'enfilant. Tu prends ton écharpe, tes gants et tu redescends, sans courir cette fois. Tu t'imagines mal appeler Dorothy pour lui dire que vous avez en fait rendez-vous à Ste-Mangouste parce que tu t'es mangé les marches des escaliers.

Tu es pile à l'heure quand tu transplanes enfin dans Pré-au-Lard. C'est là que tu enfiles l'écharpe et les gants, même pour quelques mètres, il fait plus froid en Écosse. Aah, l'automne écossais... ça ne t'avait pas du tout manqué. Le village, c'est une autre histoire, mais tu n'es pas venu pour faire du tourisme. Tu t'engouffres dans les Trois Balais. À l'entrée, tu croises un trio d'étudiants de Poudlard, écharpes rouge et or, bleu et bronze, noir et jaune. Ce serait nostalgique s'ils n'avaient pas l'air aussi jeunes, assez pour te donner un énorme coup de vieux. Tu te détournes d'eux, décidé à les ignorer, ainsi que tous les visages imberbes que tu vas croiser ce soir. T'es pas vieux. C'est eux qui sont excessivement petits en comparaison. Ouais, tu fais 1m70, mais comparé à ces nains t'es un géant. C'est donc parfaitement conscient d'être un adulte mature et responsable que tu t'avances dans la salle, à la recherche de ton amie Dorothy, avec qui tu t'es comporté... pas comme un adulte mature et responsable. Tu la vois tout de suite, elle te fait signe, et tu t'avances en retirant ton écharpe.

Il fait toujours agréablement chaud aux Trois Balais, ça n'a pas changé, l'ambiance reste accueillante qu'on ait 19 ou 21 ans. Dorothy a choisi une table un peu en retrait de la grande salle, ce n'est pas plus mal.

Salut! Merci d'être venue. T'es là depuis longtemps?

Intro banale, on croirait deux potes qui ne se sont pas vus depuis des semaines. Ça fait deux jours. Tu baisses les yeux sur sa tenue, puis sur la tienne. Y'a clairement un décalage au niveau de l'effort qui a été fait ce soir. Mais t'es pas venu t'excuser de ta tenue, alors autant entrer dans le vif du sujet. Tu mets tes gants dans tes poches et tu t'assieds. Mais le serveur est au taquet; il t'a déjà repéré, et tu repousses dans un coin la phrase que tu avais préparée mentalement, pour commander.

Mmh... une bièrreaubeurre, s'il vous plaît.

Après la gueule de bois que tu t'es payée hier, tu vas y aller mollo. Dorothy est déjà servie, tu retiens de lui offrir la prochaine tournée pour te faire pardonner. Quand le serveur est enfin parti, tu te tournes vers elle avec un air plus sérieux.

Je pensais ce que je t'ai dit par message, tu sais. Je tiens à m'excuser pour de vrai. Ma seule excuse pour avant-hier, c'est d'avoir été inquiet, mais ça ne regarde que moi. J'avais pas à projeter mes inquiétudes sur toi.

C'est plus facile à dire que tu le pensais, peut-être parce que, comme tu y as réfléchi en boucle durant les deux dernières nuits, tu as réalisé que cette attitude était exactement celle qui te hérissait le poil quand tu étais plus jeune. Toi aussi, t'as fait des trucs pas très réfléchis, ça veut pas dire que tu les regrettes, et surtout, ça veut pas dire que qui que ce soit est en mesure de les juger à part toi.

▌La mention de Tommy te fait sourire. Étant fils unique, tu as très peu de points de comparaison, mais il te semble que Dorothy fait une très bonne grande sœur. Rebelle à Poudlard, protectrice de sa famille et maintenant joueuse de quidditch dans l'équipe nationale d'Angleterre: difficile de faire un meilleur modèle pour un petit frère. Elle trouve toujours le temps de s'occuper de lui, ce qui est plus que ce que ta mère t'a consacré dans ta jeunesse, et tu ne peux que l'admirer pour ça. Bien sûr, tu ne le lui dis pas. On aura tout le temps d'être sentimental plus tard. Tu souris légèrement:

Ah, laisse-moi deviner... il voulait absolument venir.

Ça aurait fait un peu tard pour son couvre-feu, au petit Tommy. Il aura bien le temps de découvrir les Trois Balais quand il sera en âge d'aller à Poudlard... Ta vision périphérique capte les silhouettes de deux étudiants attablés plus loin et tu te demandes de quelle couleur serait son écharpe. Ah, non! Mauvaise idée, ça. On n'imagine pas les enfants déjà grands, c'est une pensée de vieux, et ça ne t'aide pas à te sentir jeune dans ta tête. C'est déjà bien assez nostalgique de se retrouver ici. Oui, c'était ton idée, et non, elle n'est pas en train de se retourner contre toi...

Apparemment tu n'as pas le droit de t'excuser. Tu affiches un air surpris, jusqu'à ce que Dorothy développe l'idée. C'est culpabilisant. Tu comprends. Tu ne cherchais pas à jouer ce rôle qu'elle décrit, mais c'est peut-être ce que tu montres inconsciemment. Tu n'as pas envie qu'elle l'interprète de cette façon. Tu ne cherches pas à la dédouaner ou à excuser son comportement. Tu voudrais juste lui faire comprendre que tu respectes ses décisions. Tu as juste un peu de peine à l'exprimer correctement. Notamment quand tes sentiments personnels prennent le dessus. Mais ton ressenti n'avait rien à faire dans cette histoire-là. Elle ne te concernait pas. C'est en tout cas ce que tu crois. Tu attends qu'elle ait fini de parler pour reprendre la parole.

Je dis pas que tout est de ma faute, mais je crois que si les rôles avaient été inversés, ça m'aurait aussi saoulé que tu te mêles de mes affaires. Même si j'aurais compris ta réaction.

Tu fais tourner ton verre entre tes mains et pendant quelques secondes ton œil se perd dans la contemplation de la mousse. C'est un peu trop sucré pour ton palais actuellement, mais c'est une boisson qui a toujours été réconfortante. C'est pour ça que tu l'as choisie. Non, ce n'est pas le type d'alcool sur lequel le Gus adulte aurait d'emblée porté son choix, mais si le Gus adulte avait un peu plus écouté son lui adolescent, on n'en serait pas là. Tu relèves la tête et tu reprends:

On est adultes, on a le droit de faire nos choix. C'est sûr qu'inquiéter les autres n'est pas idéal, mais je sais que c'est pas voulu. C'est jamais voulu. Alors toi non plus, t'as pas à t'excuser.

Soudain, tu as une illumination. Ton visage s'éclaire:

Et si on disait que personne n'a le droit de s'excuser?

Tu lèves ton verre de bièrreaubeurre pour trinquer, avec un sourire malicieux:

Aux adultes qui font des choix de vie douteux et qui sont pas désolés.

▌Dorothy lève son verre pour trinquer, mais tu sens bien que le cœur n'y est pas. T'es là, à proposer un traité de paix, alors que de l'autre côté il y a... la perplexité. Comment ça, t'es pas fâché? Tu fronces les sourcils, plus par réflexe qu'autre chose, et tu poses ton verre pour l'écouter. Tu ne peux pas retenir une grimace alors qu'elle commence à énumérer tous les trucs que tu devrais lui reprocher. Oui, te planter au beau milieu de la soirée... à laquelle t'étais en effet pas invité... t'étais d'ailleurs le seul incruste parmi tes amis... oui, c'était pas sympa. Fin de soirée difficile. Pathétique. En témoigne la gueule de bois du lendemain, alors que tu t'étais promis de te calmer sur l'alcool. Marrant comme la bonne résolution s'était vite envolée. Puis la disparition de ton amie, aux bras d'un inconnu, pour aller... on ne sait où, faire on ne sait quoi (mais on a assez d'imagination pour deviner), et qui revient le lendemain comme une fleur, alors que t'as passé la nuit à t'inquiéter comme une maman poule. Elle ne s'était pas excusée, mais ça tu étais déjà d'accord pour dire que c'était OK. Pas besoin de justifier ses choix. Par contre, elle aurait pu prévenir. Elle aurait aussi pu donner des nouvelles en deux jours, mais c'est pas vraiment ce que tu appellerais ghoster... tu as connu pire. T'as presque envie de rire nerveusement quand elle parle des mamans (jamais les mamans, pas avec toi, Gus) mais ce serait la rendre encore plus confuse. Alors tu écoutes. Jusqu'à la fin. Tu vois où elle veut en venir. Et peut-être que tu es aussi confus qu'elle. Pourquoi devrais-tu te mettre en colère maintenant? Tu hausses les sourcils, avant de prendre une gorgée de bièrreaubeurre.

C'est vraiment les deux seules options que tu vois?

Moine ou m'enfoutiste? Ce sont peut-être les deux seules options logiques. Sauf que la logique n'a rien à voir avec tout ça. C'est une question de ressenti, d'émotions. Et les émotions, ça ne se réfléchit pas. On ne peut pas tout analyser, même toi tu sais ça, mais c'est sûrement parce que tu as fait tes classes à Poufsouffle. Dorothy a grandi à Serdaigle. Et là, on sent vraiment les deux visions s'opposer.

Tu cherches un sens là où y'en a pas. J'aurais pu faire la gueule à un pote, mais pas à toi, c'est comme ça. Je sais que t'as pas fait ça pour m'inquiéter volontairement.

Pas vrai? Tu la connais, tu sais qu'elle ne cherchait pas à te blesser, et dans ton cœur de blaireau, c'est suffisant pour pardonner. Tu essayes de présenter calmement ton point de vue, mais à mesure que tu parles, tes sourcils se froncent et ton visage se referme, les souvenirs de cette fameuse soirée reviennent et ils ne sont pas agréables à évoquer:

Pourquoi tu veux que je m'énerve? J'ai essayé, c'était pas drôle, en fait c'était même pire que le moment où tu m'as planté comme un débile sur la piste de danse. Je t'ai déjà dit que j'étais inquiet, à ton avis, j'ai pas réfléchi toute la nuit à où tu étais, avec qui, pourquoi? Alors ouais ça explique ma réaction le lendemain, j'étais à cran mais... mais je me suis senti encore plus mal après qu'on se soit disputés, tu sais? Je me suis dit... je me suis dit que je préférais encore te voir partir avec des inconnus plutôt que tu refuses de me parler. En fait je préfère tout plutôt que de briser notre relation. C'est trop important pour moi, je veux plus me fâcher contre toi, Dorothy, surtout pour des choses qui ne me regardent pas.

Après quelques instants de réflexion, tu ajoutes, à moitié sérieux derrière ton verre de bièrreaubeurre:

Mais si tu y tiens vraiment, je peux faire semblant de bouder, te ghoster aussi pendant deux jours, bon, j'ai aucune chance de trouver un top model avec qui repartir ce soir... mais on dira quand même qu'on est quittes. Peut-être même que j'insulterais ta maman. Elle le mérite.

Tu veux bien lui accorder ça.

▌Dorothy rejette ta proposition d'un mouvement de la tête. Tu penses que franchement, jouer à bouder, c'était un bon deal. Mais elle a mieux à proposer que faire semblant. Tu la vois se lever, pendant les premières secondes tu ne réagis pas, perplexe. Tout au fond, malgré toi, une voix se demande si elle va juste te planter là, encore une fois? Non, c'est pas logique, mais il faut croire que plus rien ne l'est quand il est question de vous deux. Elle se penche et elle te prend dans ses bras, balayant tous tes doutes d'un coup. Ah... Il est réconfortant, ce câlin.  Tu n'hésites pas trois secondes avec de refermer à ton tour tes bras autour d'elle. Elle pourrait ne rien dire, ne rien ajouter, que ce serait suffisant. C'est un geste qui parle pour lui. Tout va bien. Tu inspires à fond. Tout va bien, calme-toi, elle est pas fâchée, toi non plus, ça va aller. Cette fois, tu vas pas pleurer.

T'es pas une abrutie, Dorothy. Ou alors, seulement parce que t'as cru que j'allais te tourner le dos pour ça. Mais du coup... j'imagine que ça fait de moi un abruti aussi.

Ah, vous formez un sacré duo, dis donc! Aussi terrifiés l'un que l'autre à l'idée de vous perdre. Vous aviez si peu d'estime personnelle que vous étiez persuadés qu'il était facile de vous laisser tomber. Mais si vous avez peu de confiance en vous-même, vos pouvez au moins avoir confiance en vous deux. Ce qu'il y a là est concret, rassurant et stable. Ce qu'il a là est important. Il vaut le coup de se tromper comme deux idiots, de temps en temps. Parce que plus vous vous trompez et plus vous réalisez que c'est encore là. Peu importe les erreurs que vous ferez. C'est toujours là.

L'émotion que tu pensais voir monter, comme la dernière fois qu'elle t'avait déclaré son amitié, n'est pas celle à laquelle tu pensais. Ce n'est pas l'envie de pleurer, ce n'est pas l'émotion passagère, c'est quelque chose de plus enfoui, qui grandit, elle ne prend pas aux larmes mais elle rassure et elle réchauffe de l'intérieur.

Moi aussi, je t'aime, Dorothy.

La réponse te vient naturellement, comme si tu l'avais déjà dit, pourtant c'est la première fois. Ça ne ressemble pas à une première fois. Peut-être parce que c'était là depuis longtemps déjà. Il fallait juste le formuler avec des mots. Tu soupires.

Du coup, c'est pas grave si on est tous les deux des abrutis. Notre petit club des gens pas doués a encore de beaux jours devant lui.

Le duo de Saboteurs, oui. On aurait pu croire que c'était un truc qui ne persisterait pas l'adolescence passée, mais faut croire que l'âge adulte exacerbe tout autant vos défauts. La différence entre Poudlard et maintenant, c'est que tu les connais bien. Ils ne t'effrayent plus. Et ce que tu lui avais promis des années auparavant tient toujours.

Je suis toujours là. Toi aussi et... je suis désolé si j'en doute parfois.

L'inquiétude, la confusion aussi, t'avaient perdu ce soir-là. Certains mots avaient été prononcés, qui avaient assombri ton jugement. Ébranlé tes vérités. Mais la réalité, elle est là, et tant que tu serres Dorothy contre toi, tu es persuadé que rien ne pourra la changer.

Tu recules finalement, parce que lieu public tout ça, mais c'est pas grave parce que t'as un plan B. Tu tends la main:

Prends ton verre et suis-moi. J'ai une idée.

▌T'as pas oublié. Non, bien sûr que tu n'as pas oublié. Jamais de la vie, c'était ton idée dès le début! Tu lui souris fièrement avant de transplaner, ta main dans la sienne. Les toits des Trois Balais, janvier 2029. Dorothy pompette et une bouteille de champagne volée, il te semble. Peut-être le meilleur moment de l'année. Il avait signé le début de votre amitié.

C'est pour ça que tu lui a donné rendez-vous ici. Quand on doute, qu'on est perdu, on revient toujours sur ses pas. C'est ce que tu voulais faire ce soir-là. Et ça marche, car maintenant que vous êtes assis côte-à-côte sur le toit, main dans la main, la voûte scintillante au-dessus de vous, tu reviens à cette époque plus légère où vous étiez juste deux adolescents, où ta préoccupation principale était de ne pas rater tes examens de médicomagie, et où tu avais découvert une facette insoupçonnée de Dorothy Martin, celle qui t'avait donné envie de la connaître puis de devenir son ami.

Si tu lèves le nez, tu peux observer les étoiles, les constellations ne sont pas les mêmes que la dernière fois mais tu pourrais en reconnaître certaines. Tu pourrais chercher ton étoile préférée. Tu pourrais deviser des heures sur la nature des comètes et le destin des astres en fin de vie. Mais tu te tournes vers ton amie. Sans te regarder, elle t'avoue ce qui l'avait froissée au gala. Tu ne dis rien mais tu serres légèrement sa main pour l'encourager à continuer. Je voulais que tu me trouves jolie. Je voulais que tu me trouves belle, autant que moi je te trouve beau. Elle confirme tes soupçons. Tu avais deviné que ce n'était pas juste une façon de dire: est-ce que ma robe me va bien? est-ce que mon déguisement est réussi? Ce n'était pas une question que l'on posait à un ami, pas aussi sérieusement en tout cas, car la réponse semblait importante et maintenant tu comprends pourquoi. Ce n'est pas le genre de choses que l'on dit à un ami, mais entre vous, ça ne te semble pas aussi bizarre que cela. C'est peut-être ça qui est difficile à comprendre. Il n'y a pas vraiment de mots pour ça, du moins pas que tu connaisses. Le flou qui, d'un point de vue extérieur, entoure votre relation, t'a toujours semblé très clair. Tu ne t'es jamais demandé pourquoi. Si les choses fonctionnent, pourquoi les remettre en question? Tant pis si les autres ne comprennent pas. Tant que c'est clair pour elle et toi...

Le problème, c'est qu'il y a une zone de flou qui s'est installée et que ni Dorothy ni toi ne pouvez encore appréhender. C'est ce qui la rend confuse et c'est ce qui te fait peur. Tu n'aimes pas douter, pas de votre relation. C'est une des seules choses stables dans ta vie et si elle venait à changer... ça te fait peur. Si c'était pour le pire? Tu sais à quel point tu as tendance à tout gâcher...

Le problème, Argus, c'est que tu ne peux pas faire semblant. Pas maintenant que vous avez mis le doigt sur ce flou-là. Tu ne peux pas continuer comme si de rien n'était, et laisser s'installer un malaise qui n'a peut-être pas de raison d'être. Tu peux être dans le déni tout au long de ta vie, mais pas avec Dorothy. Elle te connaît trop bien. Elle saurait exactement ce que tu es en train de faire.

Je t'ai toujours trouvée belle, Dorothy.

Il fallait que tu répondes à cette question, maintenant, avant toute chose. C'est trop important. Tu te tournes légèrement vers elle, mais sans la regarder en face, pour que ce soit moins gênant. Est-ce que c'est le genre de choses qu'on dit à ses amis? Tu t'en fous, puisque c'est Dorothy. Un léger sourire étire tes lèvres alors que tu puises dans tes souvenirs:

Je sais pas si tu te rappelles, à Poudlard, cette horrible soirée speed-dating...? Tu étais venue en robe et en talons et tu avais l'air tellement heureuse de ta tenue, je me rappelle m'être dit qu'elle t'allait bien et que si elle te mettait d'aussi bonne humeur, j'aurais aimé te voir avec plus souvent. Je t'ai toujours trouvée jolie...

Tu le répètes, parce que ça semble important. Pour toi ce n'est peut-être rien, l'apparence, le physique, mais si ça compte pour Dorothy, ça ne te dérange pas de le dire. Peut-être que vous n'avez pas les mêmes critères de beauté, et qu'il était futile de juger ses futures conquêtes sur Witcher, et peut-être que pour cette même raison, tu n'es pas sûr de pouvoir te baser sur son jugement quand elle te complimente, peu importe, puisque ses mots ont atteints leur cible.

... courageuse et intelligente. Je me rappelle qu'on empruntait les mêmes livres à la bibliothèque, ça me sidérait que tu aies besoin de bouquiner des manuels de potions niveau DEMA, mais ça m'a toujours impressionné.

C'est là que tes critères personnels entrent en compte. Pour le coup, tu peux la regarder un peu plus dans les yeux en disant ça.

Et puis t'as beau mesurer même pas 1m 50, tu n'as jamais eu peur de dire tout haut ce que tu pensais, ce que tu ressentais, je ne sais pas si c'est du courage ou de l'honnêteté un peu trop dangereuse en vérité, mais j'ai toujours admiré ça chez toi. Tu es aussi la personne la plus résiliente que je connaisse et... Je suis pas en train de te faire une déclaration.

C'est bête mais ça te semble très important de le préciser, tout à coup. Tu serres légèrement sa main.

Mes sentiments pour toi n'ont pas changé. Tout ce que je te dis là, je l'ai toujours pensé. Mais tu pouvais pas deviner et je regrette de ne l'avoir jamais dit. Des fois y'a des trucs qui me semblent évidents et... je ressens pas le besoin de les exprimer. Je suis désolé de ne pas avoir pu te dire tout ça l'autre soir.

Tu secoues la tête.

Pour être honnête, tu m'as un peu fait flipper. Ta question, elle... Elle était trop ambiguë pour moi, Dorothy. J'ai eu peur qu'elle change quelque chose à notre relation.

C'est peut-être ridicule de ta part d'y avoir pensé, d'avoir autant réfléchi à ça et de t'être mis la pression tout seul. Peut-être que tu es le seul à avoir interprété les choses de cette manière. Ou peut-être pas. Dans les deux cas, tu ressens le besoin d'en parler maintenant. Même si la réponse de Dorothy te fait peur, tu préfères savoir où vous en êtes plutôt que rester dans le flou. Le flou, c'est pire que tout.

▌Ça te fume cette histoire de bibliothèque, elle croyait que tu faisais exprès d'emprunter les mêmes livres qu'elle, tu croyais qu'elle essayait de te doubler, alors que non, pas du tout. Est-ce que c'était le destin? C'est ça, le destin, se disputer pour des livres et deux ans plus tard s'asseoir sur un toit en se tenant la main? Et est-ce que tu as attendu deux ans pour lui dire à quel point tout cela est important pour toi? Oui. Mieux vaut tard que jamais, comme on dit. Tu ne réalises qu'en ayant fini ta tirade, à quel point ça t'a fait du bien. Ce n'était pas un poids, mais l'exprimer, se sentir entendu, et écouté, ça soulage un peu. Inconsciemment on a toujours l'impression de rater les choses, mais dans la réalité, pas tant que ça... non?

La position de Dorothy change, la tienne aussi inconsciemment, quand elle rebondit sur la fin de ta déclaration. Qu'est-ce que ça changerait exactement? Tu ouvres la bouche, hésitant. Tout ça? Heureusement, elle t'interrompt. Tu recules lâchement, dans ta tête. Physiquement tu ne bouges pas, tu restes droit. Tout ce que tu as dit était sincère et là-dessus tu ne reviendras pas. C'est ce que tu ne peux pas prévoir qui t'angoisse. Dorothy se rapproche et tu te figes quelques secondes, surpris. Tu ne sais pas pourquoi mais tu t'attendais à un mouvement inverse. Qu'elle lâche ta main, peut-être? Mais non. Alors tu te détends légèrement. Ça va aller. Ça va aller, Gus, c'est ce qu'elle te dit Dorothy. Quoi qu'il arrive elle sera là. Même si t'as peur. Tu te demandes si elle réalise l'ampleur de ce qu'elle vient de dire. Tu savais qu'elle était plus courageuse que toi. Est-ce que ça veut dire qu'elle renoncerait à autre chose si elle avait le choix? Juste parce que toi, t'oses pas? Tu as de la peine à imaginer qu'elle ait la même vision des choses que toi. Elle est beaucoup trop calme. Alors que dans ta tête...

Respire, Gus.
Ça va aller.

OK.

Tout bas. Ok. Tu poses ton menton sur le haut de sa tête et tu inspires un grand coup pour te calmer. T'es désolé d'être une flippette. T'es conscient qu'il y a tellement de domaines dans lesquels tu dois t'améliorer. Que tu ne devrais pas avoir peur d'évoluer. Que peut-être Dorothy croit plus en vous que toi. Cette pensée te rend un peu triste, même si tu ne peux rien y faire. Tu te sens comme dans une impasse. Non, plutôt un espèce de couloir bordé de portes. Tu vois toutes les sorties, mais elles sont fermées. Pour le moment.

Les choses fixes, ça me rassure. Nous deux, ça me rassure. J'ai pas envie que ça change. Je veux pas te perdre non plus, Dorothy, mais je peux pas exiger n'importe quoi de toi sous prétexte que j'ai peur...

Tes pensées et tes paroles s'embrouillent. Tu ressens le besoin de te justifier, mais à mesure que tu parles, tu as l'impression que les portes se referment d'avantage. C'est pas possible mais c'est ce qui arrive. Le couloir semble plus étriqué. T'es peut-être juste en train de paniquer. Tu recules légèrement, parce que t'as besoin d'air, mais tu ne lâches pas Dorothy. Tu laisses ton verre de bièrreaubeurre, elle est déjà froide de toute manière, pour serrer sa main entre les tiennes. Il y a trop de choses qui se bousculent dans ta tête, et dans tout ce foutoir y'a qu'une seule certitude: c'est elle.

Je te vois faire des choix, quitter Poudlard, revenir au Quidditch, avancer dans la vie même si t'as peur. Je vois Beckett aussi, le nombre de petits jobs qu'il a fait avant d'entrer dans l'équipe. Je vous vois essayer et je me demande comment vous faites. Moi je me laisse juste porter. J'essaye pas vraiment d'avancer. Parce que si j'essaye pas... je peux pas échouer, pas vrai?

Tes yeux se perdent brièvement dans l'infini du ciel noir. Tu aimerais prendre un air dégagé mais tu n'y arrives pas. Comment tu peux la laisser te promettre qu'elle sera toujours là si toi tu n'avances pas? C'est égoïste, tu le sais. Tu refuses d'être un boulet dans sa vie, dans celle de Beckett ou de n'importe quelle personne qui compte un tant soit peu pour toi. Dorothy mérite mille fois mieux que ça. Si un jour elle change d'avis, si un jour elle a envie d'avancer sans toi, tu ne lui en voudras pas.

En cet instant tu promets, tu te promets de jamais être cette personne qui la tirerait vers le bas. Si tu sens que vos visions divergent trop, tu la laisseras partir. T'es obligé. Tu peux pas la garder éternellement dans cette chimère rassurante qui te permet d'affronter le futur sans avancer. Dorothy mérite d'évoluer. Tu comptes sur elle, sans le lui dire, pour être honnête avec toi le moment venu. Parce que c'est ce que vous vous êtes promis à Bristol, n'est-ce pas? Et en cas de doute, on revient toujours sur ses pas. Alors toi, c'est à cette promesse d'enfant que tu te raccroches. À ça et à Dorothy.

▌Tu paniques, les pensées anxiogènes en roue libre, difficile de faire le tri quand tout se mélange. Peut-être que ce que tu dis ne fais aucun sens ou peut-être que ta logique est trop tordue mais sur le moment les connexions se font toutes seules, le changement, Dorothy, l'évolution, Beckett, le travail, l'avenir. Elles cheminent en ligne droite tes pensées, le problème c'est qu'elles partent sans toi. Tu secoues la tête, pas convaincu, mais pas chaud pour continuer à alimenter la panique. Alors tu te concentres sur ce qui n'est pas dans ta tête. La main de Dorothy. Son regard qui cherche le tien. Ses mots, même si tu as de la peine à les entendre. Tu écoutes. Tu essayes de te focaliser juste sur ça. Peut-être qu'entre-temps tu te souviendras comment on respire normalement.

La concentration devient moins difficile à mesure qu'on s'éloigne de toi pour se concentrer sur elle. Alors c'est ce que tu fais. Tu oublies quelques instants tes problèmes existentiels pour écouter ce qu'elle te révèle. Tu sais que Dorothy a vécu des moments difficiles à Poudlard, avant votre rencontre, tu pensais peut-être que tout était lié à ce qu'elle avait subi en troisième année. Comme si le harcèlement était quelque chose qui prenait fin quand vos bourreaux décidaient de vous laisser tranquille. Tu n'avais pas idée des séquelles qu'elles avaient dû se traîner ensuite. Tu ne pouvais qu'imaginer, jamais te mettre à sa place.

Ce n'était pas un sujet que vous aviez souvent abordé aussi ouvertement. Une fois seulement. Et si elle te parle de survie plutôt que de courage, toi tu penses qu'elle a fait bien plus que ça. Elle a cessé de subir pour agir. Elle a décidé de prendre sa vie en main. C'est facile de se laisser porter comme tu le fais, peu importe les conséquences, on aura toujours une excuse. On pourra se dire: ce n'est pas de ma faute. Je n'ai rien fait. Mais quand on choisit d'agir, on assume tout, les échecs comme les réussites. Il y a une forme de courage là-derrière, quelles que soient les raisons qui nous poussent à le faire. Tu comprends le point de vue de ton amie. Tu espères seulement qu'un jour, elle réalisera à quel point elle est courageuse, même si pour le moment elle ne le voit pas.

Pour l'instant, il n'y a rien que tu puisses dire. Ton regard suit son geste, sa main sur ton manteau, puis remonte se fixer sur son visage, dans une question muette. Pourquoi voudrais-tu que ça s'arrête? Si rien ne change alors rien ne se termine. Si ça évolue on ne sait pas. Toi-même tu n'es pas sûr de comprendre. Et Dorothy? Est-ce qu'elle sait ce qu'elle dit? Est-ce qu'elle se rend compte de tout ce que ses mots signifient? Tu peux continuer de la fixer mais à un moment, la petite boule qui se forme dans ta gorge, tu ne peux plus l'ignorer. Tu es obligé de baisser les yeux.

Ah, bon. Si ça utilise les deuxièmes prénoms...

La gorge serrée, tu essayes de sourire. C'est très fourbe, ça. Qu'est-ce que tu pourrais bien répondre qui soit à la hauteur, quand elle te dit des choses aussi belles et encourageantes? Que tu ne la mérites pas? C'est tellement évident que ça en devient risible. Pourtant t'as pas envie de rire, c'est même un peu le contraire. Tellement évident mais OK. Dorothy 1 - 0 Gus. La supériorité de ta meilleure amie, c'est quelque chose que tu peux accepter sans aucun problème. Tu secoues la tête. Si elle croit qu'elle va s'en sortir, à te balancer des choses pareilles sans rien recevoir en retour...

J'entends ce que tu dis. Moi aussi je t'aime fort, Dorothy. J'ai pas envie de te perdre. Et si j'ai pas le droit d'échouer à tes yeux, alors toi non plus. C'est réciproque. C'est pour ça que t'as pas de raison de croire que ça pourrait s'arrêter un jour.

Si j'échoue pas, et toi non plus, alors ça veut dire que malgré nos doutes, on doit être sur la bonne voie.

▌C'est peut-être ton anxiété qui est contagieuse, mais pendant un instant l'atmosphère te semble... lourde? Non, c'est pas exactement ça. Tendue? voilà. Ça ne dure qu'un instant. Pas le temps d'y penser que Dorothy s'est déjà éloignée. Pas de deuxième prénom? Et puis il y a comme une incompréhension. Tu hausses les sourcils. Un truc avec...? Ça fait tellement longtemps que t'avais pas entendu son nom. T'as pas particulièrement envie de le prononcer. Non que ce soit douloureux; ça appartient simplement au passé.

C'est pas ça.

Alors c'est peut-être le bon moment pour raconter cette histoire-là. Juste quelques minutes. Avant de rentrer se coucher. Tu poses ton regard sur l'horizon tandis que tes souvenirs s'organisent en récit mental. Des pensées logiques, c'est exactement ce dont tu avais besoin. Isa est ton deuxième prénom, mais même ta mère ne t'appelle pas comme ça. Quand elle t'engueule, elle dit ton nom en entier. Jamais juste Isa. Alors ça te fait plutôt plaisir d'entendre Dorothy le prononcer quand elle n'est pas en colère contre toi. Pas comme la dernière fois. Ça, ça avait été plus dur à entendre que tu ne l'aurais imaginé.

Ma mère m'a appelé Isa, mais elle a toujours détesté ce prénom. Il lui rappelait trop la relation compliquée qu'elle avait avec son père... c'est son prénom, Isa.

Elle n'a jamais eu l'occasion de la réparer, cette relation. Tu ne sais pas si elle le souhaitait. Au fond, si elle voulait oublier son père, pourquoi t'avait-elle donné son prénom? Tu ne pouvais pas imaginer ce qu'elle avait traversé, même si tu en avais eu un aperçu au fil des années. Toi-même, tu serais incapable de te brouiller avec elle comme elle l'avait fait avec ton grand-père. Peut-être que c'est pour ça que tu reviens toujours vers elle, même après les pires disputes. Tu sais ce qu'elle a traversé. Personne ne mérite de vivre une telle épreuve, et encore moins une seconde fois.

Sauf que moi, je voulais qu'on m'appelle Isa. Je trouvais plus joli. Puis, quand t'as 3 ans, t'as pas envie d'avoir un nom de papy comme Argus.

Et Argus était aussi le prénom de ton autre grand-père. Tu souris en pensant à lui.

Alors mon père s'est mis à m'appeler Isa.

Tu ne gardes que peu de souvenir de lui, et ceux que tu as sont toujours liés à une photo de famille, si bien que tu ignores à quel point tu les as imaginés ou pas. Mais tu aimes penser qu'il y avait eu cette petite rébellion contre ta mère, entre ton père et toi. Ça vous faisait quelque chose en commun. Ton visage s'assombrit légèrement.

Je l'ai dit à Payne une fois, c'est pour ça qu'il m'appelait Isa. J'ai jamais raconté ça à personne d'autre.

Une anecdote bizarre, quelque chose que tu avais balancé comme ça, au détour d'une conversation banale. Mais elle était importante, cette anecdote. C'était bien plus que ça. Même Payne, et Merlin savait qu'il n'était pas le plus subtil, avait su le déceler dans ta façon de le raconter. À présent, tu étais en mesure de comprendre pourquoi.

Donc. Ça ne me dérange pas du tout si tu veux m'appeler Isa. Ça me rappelle juste mon papa.

Et tu n'as pas souvent l'occasion de t'en rappeler, de papa, alors tout ce qui est bon à prendre, tu prends. Surtout quand ça vient des gens importants. Tu replies tes jambes contre toi et croises tes bras en osant un regard vers Dorothy. Sûr que ta mère va être incroyablement lourde si elle l'entend t'appeler comme ça. Mais tu ne te gêneras pas pour la remettre à sa place si elle ose faire une remarque déplacée à ce sujet. Même elle, elle ne sait pas à quel point ce prénom est important pour toi.

Sans t'en rendre compte, tu te sens plus détendu maintenant. Tu décroises les bras et détends tes jambes pour chasser cette nostalgie un peu soudaine par un souvenir plus amusant, un souvenir qui te fait sourire doucement:

Au fait, tu dis n'importe quoi, bien sûr que t'as un deuxième prénom! C'est James. Dorothy, James Bond Martin. Et donc, tu veux rentrer, James?

T'espères ne pas être le seul à te rappeler de cette anecdote qui datait de Poudlard, sinon tu vas te sentir stupide. Mais t'as bon espoir, puisque c'était aux Trois Balais que Dorothy Martin avait démontré ses capacités insoupçonnées d'agent secrète sous couverture.

▌Oh, un secret?  Tu souris, amusé. Peut-être un peu touché. Ça ressemble un peu aux promesses que l'on fait enfant. Quand on s'invente un langage et des codes qui n'appartiennent qu'à nous. Et vu la mère reloue que tu te traînes, ça se comprend. T'es un peu désolé que Dorothy ait à subir ses lubies, d'ailleurs, mais tu n'as pas envie de t'attarder sur le sujet. Elle est juste gênante. Comme 75% de la population qui voit dans votre relation autre chose qu'une amitié très forte. Tu hoches la tête:

D'accord. Isa et James, noms de code top secret.

Elle sort son pineapple, tu ne comprends pas tout de suite pourquoi. Quand elle te montre ton regard s'illumine. T'es d'autant plus fier qu'elle ait eu la même idée que toi: dans tes contacts, elle apparaît toujours sous: James Bond (Dorothy).

C'est parfait!

Tu voudrais lui montrer ton portable aussi, pour qu'elle voit qu'elle était déjà inscrite sous ce surnom dans tes contacts, mais l'idée n'a pas l'air de lui plaire. C'est marrant vous n'avez pas du tout le même souvenir de cette soirée-là.

Mais non, dis pas ça! Tu voulais faire tes expériences et tout... Bon okay, on a peut-être un peu abusé avec l'épisode des oreillettes magiques, mais c'était super drôle! J'appelle ça le karma.

Dans ton souvenir, y'avait un mec relou dans l'histoire qui avait mérité qu'on se fiche un peu de lui. Mais peut-être que Dorothy ne le voyait pas comme ça. Peut-être que cet épisode reflétait toute une période difficile pour elle, sans que tu aies compris ce qui se cachait derrière sa témérité ce soir-là aux Trois Balais. Vous aviez très peu abordé vos problèmes personnels, tu connaissais les grandes lignes mais il faut dire qu'en 2029, vous étiez aussi très occupés à rejoindre une organisation rebelle et à combattre un psychopathe déguisé en corbeau. Au final, vous aviez eu peu de moments pour souffler comme des adolescents normaux. Tu restes un moment silencieux, sceptique. Est-ce que quelque part, vous aviez raté une partie de votre adolescence? Est-ce qu'il y avait plus de choses à rattraper que tu ne le pensais? Dorothy te coupe dans tes pensées en proposant de rentrer pour regarder un film. Ton air se fait brièvement inquiet:

Bien sûr! Il s'est passé un truc avec Beck?

Il ne t'en a pas parlé, peut-être que ce n'est rien de très grave, mais c'est difficile d'imaginer Beckett et Dorothy fâchés. T'espères pas, tu saurais pas prendre parti. Faut dire que t'es pas objectif. Tu te lèves et tu zieutes ton verre de bièrraubeurre froide. Encore à moitié plein.

Mmh... je crois que je vais lui ramener ça en offrande.

Tu tends le bras vers ton amie pour transplaner ensemble. Tu souris:

Mean Girls?

Pas ton film préféré, ta mère l'a beaucoup trop passé, mais tu reconnais qu'il y a quelque chose de cathartique à bitcher avec le gang des Plastiques. Par contre, il est un peu tard pour vous installer dans le salon, tu as peur de déranger Beckett. Il y a entraînement demain, non? Pour Dorothy aussi, du coup, mais si elle préfère rester ici... Ce sera plus facile d'assumer le réveil beaucoup trop tôt demain matin si vous êtes deux à ne pas être raisonnables.

On peut s'installer dans ma chambre. Par contre il faut que je prenne une douche. Change-toi si tu veux.

Dorothy était beaucoup mieux habillée que toi, mais peut-être moins confortable pour une soirée ciné. De ton côté, tu as atteins les limites du raisonnable question odeur qu'un pull propre ne saurait cacher.

▌Avant même que tu n'aies le temps de réagir, Dorothy attrape ton verre et le finit d'une traite. Mais? Ta bièrreaubeurre?

J'avais l'intention de la boire... et tu plaisantes? Transplaner avec une bière, c'est le niveau 1 de difficulté pour moi.

Un peu arrogante, cette phrase, mais s'il y a bien un talent dont tu es fier, c'est celui de transplaner dans n'importe quelles circonstances. Dorothy n'a pas l'air d'aimer la bièrreaubeurre froide, c'est vrai qu'une fois que la mousse a disparu c'est plus qu'un espèce de soda froid trop sucré. Sa réaction t'arrache un sourire satisfait. Ramener le verre, c'était bien ton intention. Tu n'as pas d'autre offrande à rapporter avec toi, ce qui est la règle numéro un de la coloc quand on rentre avec quelqu'un, mais c'est pas pareil puisque c'est Dorothy... Tu te dis que le verre suffira. Peut-être aussi à te faire pardonner. Tu ne l'avais pas du tout vu comme ça, mais la comparaison de ton amie t'arrache une grimace au souvenir peu agréable de cette dispute quelques années plus tôt. Tu as de la peine à faire le parallèle entre les deux situations, mais dans tous les cas, tu sais que se retrouver entre deux amis qui se font la tronche n'est pas agréable, et ça suffit à te convaincre.

T'as sûrement raison.

En sortant de la douche, tu prends le temps de laver le verre collector des trois balais dans l'évier, que tu déposes ensuite sur la table de la cuisine, bien en évidence, pour ton colocataire. Tu te sers un verre d'eau avant d'entrer dans la chambre:

Y'a plus de pop-corn, mais j'ai trouvé des crackers!

Disons une moitié de paquet. T'as laissé l'autre dans le placard, au cas où Beckett aurait aussi une fringale nocturne. Dorothy a déjà préparé l'ordi, parfait, et emprunté un de tes tshirt.

Non bien sûr. Enfin, si tu l'as pris dans le carton des habits propres...

Oui parce que t'as un carton des habits pas propres. Dans le jargon adulte on appelle ça un panier à linge sale. Ça te met un doute sur ton propre tshirt et tu soulèves l'encolure pour renifler. OK ça va, il pue pas. Non parce que t'as pris une douche, c'est pas pour renfiler un pyjama sale! Tu sais bien que Dorothy te connaît, mais un minimum de savoir vivre, quoi. Tu grimpes sur le lit pour t'installer côté mur dans ton pantalon en coton imprimé carreaux de grand-père et ton haut galaxie. Arrivé jusqu'à l'oreiller tu te redresses sur ton coude:

Alooors, il est pas trop cool, mon lit? Il est tout neuf. Je me rappelle pas si t'avais vu l'ancien. Bref, celui-là est nettement mieux! Tu verras le matelas est trop bien, mémoire de forme et tout.

Tu le tapotes fièrement. Ça c'est du matelas de qualité. Tu dis pas ça pour lui faire regretter de squatter le canapé, t'es juste sincèrement content de partager cette info avec ton amie. Argus passion lits. Même si, maintenant que t'y penses, ça te gêne un peu qu'elle continue de dormir sur Olga alors que le nouveau lit et bien assez grand pour deux. Autant Beckett insistait souvent pour lui prêter le sien, autant toi t'avais établi dès le départ dans ta tête que ton lit serait le seul bien intouchable de cet appartement. Un peu égoïstement. C'était avant qu'Hysteria Dragan vienne envahir ton territoire évidemment. Il a complètement désacralisé le truc, et bizarrement ça ne te dérange plus de partager ton lit maintenant. Tu ne le proposes pas tout de suite, y'aura bien le temps d'en parler le moment venu. Pour l'instant, le film. Tu tends le bras pour allumer les loupiotes derrière le lit, celles que ton colocataire t'a offertes, et qui te font penser aux étoiles. Voilà, maintenant c'est parfait. Enfin, presque. Dorothy te semble un peu tendue. À moitié avachi contre l'oreiller, ton verre d'eau toujours dans la main, tu tapotes l'ordi entre vous deux pour lancer le film. Tu chuchotes l'ensemble des répliques, en chœur avec les personnages, avant de jeter un œil vers ton amie:

J'arrive pas à croire que je le connais mieux que toi.

Provocation facile.