La voiture s’arrêta au coin de la rue.

La berline noire, candidement garée entre deux voitures de plus humble facture, ne pouvait qu’attirer l’œil d’un passant attentif. Un passant de nature curieuse pourrait bien même se demander ce que faisait une voiture comme celle-ci dans un quartier si pauvre de Londres, et pourrait tout aussi bien se demander si cette fameuse berline avait un lien avec toutes ces conducteurs de voitures opulentes qui faisaient régulièrement des allées et venues dans l’épicerie du Masque Blanc.

L’épicerie du Masque Blanc ne payait pas de mine, vue d’en face. C’était un petit magasin, dont la devanture tombait en ruine et les stands primeurs étaient remplis de fruits pourris. C’était une échoppe qui en temps normal n’aurait jamais pu survivre à la dure compétitions de la ville de Londres, et les riverains de la rue du Masque Blanc étaient les premiers surpris de voir l’épicier, tous les jours, ouvrir sa boutique à la même heure.

La vérité, c’est que l’épicerie du Masque Blanc n’avait rien à vendre à ses clients. Des paquets de pâtes ou de céréales, des conserves dont la date limite n’était pas encore dépassée peut-être, mais rien qu’un bon civil ne serait prêt à acheter. Un mauvais civil cependant, pourrait bien faire affaire dans l’arrière boutique, où l’épicier, un homme âgé du nom de Mike Lahgg, ainsi que sa femme, Susan, et leur fille, Natalie, menaient un profitable petit business de blanchiment d’argent sale.

Pour les parties concernées, tout était en règle ma foi, jusqu’au jour où Mike Lahgg, bon commerçant, avait décidé de prendre des membres de la mafia italienne comme clients. Il est vrai que les italiens pouvaient être de très bons clients. Mais James Warren n’aimait pas les italiens. Et les Warren étaient des excellents clients de Monsieur Finch.



Bopha enfila doucement ses gants noirs en observant la devanture de l’épicerie au travers des vitres teintées de la berline. À sa droite, au poste de conducteur, Beckett Campbell, un jeune islandais né-moldu dans le besoin. Il cherchait du travail, elle en avait à lui offrir. C’était un garçon doux, elle le savait, trop doux pour ce métier.

Heureusement pour lui, si tout se passait bien, il n'aurait pas à intervenir. Si aucun client ne passait voir les Lahgg pendant qu’elle travaillait, le job serait fini en quelques minutes à peine. Dans le cas contraire, elle aurait besoin de dégager d’ici à toute vitesse, avant que les choses ne tournent au vinaigre. Elle pourrait sans doute gérer quelques sorciers ritals, mais ils étaient dans l’habitude d’appeler du renfort, elle n’était ni prête ni équipée à gérer une petite armée d’italiens prêts à en découdre.

Beckett, lui, tout ce qu’il avait à faire, c’était conduire. Dans le meilleur des cas, simplement pour qu’elle n’ait pas à le faire, et dans le pire…

Dans le pire, elle espérait que ses nerfs étaient solides.



Elle sorti un vieux téléphone à clapet de sa poche, le laissa pendre quelques instants sous ses yeux et le lâcha dans ses mains.

— J’en ai pour cinq minutes, dit-elle. Peu importe ce qu’il se passe, reste dans la voiture.

Une belle voiture entra dans la rue opposée, et elle pinça les yeux avec méfiance. Mais l’auto ne s’attarda pas, continua son chemin, passa devant l’épicerie et devant la berline au coin de la rue.

— Si je t’appelle, pas la peine de décrocher, reprit-elle une fois la voiture hors de leur vue. Tu démarres, et tu m’attends de l’autre côté de la boutique dans la ruelle, là où je t’ai montré. C’est compris ?

Elle lui jeta un regard inquisiteur.

Il n’y avait pas de raison du contraire, à priori. Si Beckett avait l’air bien trop gentil pour son propre bien, il n’avait pas l’air idiot.

Restait à savoir s’il était dégourdi.

Son regard s’attarda sur les traits de Beckett Campbell. C’était un gamin, presque. Il faisait plus jeune que son âge, bien plus jeune. Le coin de ses lèvres révélèrent un fin sourire. Elle aussi, elle faisait plus jeune que son âge.

Elle plongea la main dans la poche intérieure de sa veste et en sortit son porte-cigarette. Elle s’en saisit d’une, la plaça entre ses lèvres, puis lui en tendit une autre. Elle craqua la pierre du zippo, alluma celle du gamin, puis la sienne. Elle prit une grande bouffée et laissa échapper la fumée par les narines d'un air contenté. Elle sorti ses grandes lunettes noires, les plaça devant les yeux, et mit la main sur la poignée de porte.

— Garde les fenêtres fermées. J’arrive.

Elle sortit de la voiture, claqua la porte, resserra sa cravate et tira sur sa veste pour la remettre en place. Ce jour là, à cinq heures cinquante-sept secondes, Monsieur Finch se mit au travail.

Il traversa la rue d’un pas rapide, les yeux rivés sur l’épicerie. Il repéra une femme en train d’étendre son linge sur son balcon. Elle ne faisait pas attention à la rue, mais s’il ne faisait pas attention, elle pourrait sûrement le voir quand il ressortirait. Il nota le joggeur et son chien quelques dizaines de mètres plus loin. S’ils continuaient leur chemin, ils ne devraient causer aucun problème.

Il traversa la porte de l’épicerie dans un petit ding dong annonciateur. Le lieu était minuscule. Personne. Aucune surprise. Au fond, un rideau de perles avec une pancarte ‘RÉSERVÉ AU PERSONNEL’.
Il passa entre les courtes allées de produits et s’apprêtait à traverser le rideau lorsqu’une femme en surgit mollement d'un revers du bras. Elle le vit, le regarda de haut en bas d’un air un peu méfiant, puis fit une moue fatiguée.

— J’peux vous aider ?
— Mike Lahgg, dit-il du tac au tac. Tombe le masque.

Le mot de passe que Warren lui avait donné.

— Business ?

Il lui sourit.

— Business.

Elle lui fit un signe un tête vers l’arrière boutique.

— Il est derrière. C’est l’anniversaire de la petite aujourd’hui.
— Je ne serai pas long.

Son couteau papillon sortit à toute vitesse et se planta dans la carotide de la femme, dont les yeux eurent à peine le temps de s’élargir avant de céder à la panique. Finch retira la lame d’un coup sec vers la droite et un flot de sang éclaboussa son costume. C’était le prix à payer pour envoyer un message. C’est souvent pour ça qu’il préférait les règlements de comptes purement sorciers. Après un règlement de compte sorcier, au moins, son costume était propre. Malheureusement pour lui, James Warren avait insisté pour envoyer un message ‘à la moldue’. Ainsi soit-il.

Il entra dans l’arrière boutique, et se prépara au concert qui allait suivre.

Mike était là, assit à une table remplie d’énormes paquets d’argent, avec une machine qui comptait les billets à toute vitesse. Une jeune gamine, un gâteau au chocolat devant elle, secouait les jambes jovialement du haut de sa chaise trop grande. L’épicier eut à peine le temps de lever la tête avant que le canon de Monsieur Finch ne retentisse.
La fille hurla de peur et l’homme hurla de douleur lorsque la balle éclata son genou droit.

Au son, Finch savait que le coup de feu avait été entendu par toute la rue. Restait à savoir si ça allait compliquer les choses. Il était prêt à prendre ce risque.

— Mike Lahgg, dit-il froidement. James Warren t’envoie ses plus profondes amitiés.

Mike hurla, supplia, pleura, mais rien ne fut en mesure d’empêcher la balle qui pénétra le torse de la gamine. Elle tomba lourdement au sol, et juste comme ça, c’était fini.

Finch observa l’épicier crier à l’agonie. James Warren le voulait vivant, lui, et lui seul. Mais Finch savait qu’on ne tuait pas l’enfant d’un homme sans conséquence. Quel dommage, dirait-il, qu’il ait refusé de se rendre. Quel dommage, répétera-t-il à qui voudrait bien l’entendre, qu’il eut été forcé d’en finir.

Il pointa le canon en direction de l’homme, et repensa à ce qu’il avait fait pour mériter ça.

Rien, indubitablement.


Mais ainsi était la vie des hommes.

L’affaire prit fin aussi brusquement qu’elle commença.

Avec une détonation, et une vie perdue.


Mais si l’affaire était emballée, le travail de Monsieur Finch, lui, ne se terminerait que lorsqu’il serait loin d’ici et en un seul morceau.

Il se sortit une autre cigarette, la plaça entre ses lèvres, l'alluma, et prit le temps de trois grandes bouffées avant de contempler son travail. La scène parlait d'elle même. Il remarqua une bouteille de scotch sur un comptoir non loin. Il se servit, goba le liquide sans toucher le verre de ses lèvres, puis tira sur sa veste pour la remettre en place.


Maintenant, il avait deux alternatives : appeler le gamin et filer par la porte de derrière, ou risquer de croiser un paquet d’hommes cherchant vengeance en passant par le front.
Bopha était du genre méticuleuse et sûre. Monsieur Finch préférait que les choses soient claires. Il avait fait ce qu’il avait à faire, personne ne l’en avait empêché, et personne ne l’en empêcherait. La porte de derrière, c’est une invention de stratèges et de lâches.


Quand on venait de flinguer une enfant, on était ni l’un, ni l’autre.


Il ambla à travers la rue. La bonne femme du haut de sa fenêtre le vit, sans doute, mais qu’allait-elle bien pouvoir faire ? Appeler la police et dire qu’un individu louche était entré dans une épicerie louche, qu’une série de coups de pétards louches avaient retentis, puis que l’individu louche était ressorti bien similairement à la façon dont il était entré ? La police anglaise ne ferait rien. Les ritals, eux, quand ils découvriraient les corps, sauraient exactement se qui s’est passé ici.

En le voyant arriver avec la peau et la chemise tachées de rouge, il était dur d’en douter.


Il claqua la portière en se rasseyant auprès de Beckett.

— Démarre.

La voix était froide et directe.

Celle d’un homme qui vient de prendre trois vie.


Celle d’un homme qui n’éprouve aucun regret.