À la faveur de la nuit. Toujours. Parce que marcher sous le soleil est inconcevable. Il est « leur » astre, pas le tien. Ils se sentent protégés, rassurés par celui-ci ; comme un rempart à la terreur nocturne. L’Homme pense avoir dompté la nuit, il n’en est rien. Elle t’appartient.

Tu vis dans les ombres, tu t’épanouis dedans. Elles te rassurent, te cajolent, te stimulent. C’est sous ce voile obscur que tu te sens le mieux ; là où tu es la plus efficace. Lorsqu’ils dorment, toi tu es éveillée, lorsque leur monde s’arrête, c’est là que le tien tourne le mieux.

La lumière diurne n’est qu’aveuglante, gênante ; elle t’irrite la peau comme un bouton de moustique. La nuit est ton alliée ; tu maitrises ses aspects comme personne d’autre. Tu peux remercier ton père pour cela ; l’immonde géniteur aura été utile pour t’éduquer sur tes points forts, comme tes points faibles.

Ce n’est pas la seule chose qu’il t’a apprise. Lui qui est maître dans l’art de prendre une vie… il prit bien soin de l’enseigner à sa fille. Chacune de ses leçons, incrustées sur ta rétine. C’est devenu aussi machinal que de respirer. Il n’est pas de pitié, pas de remords… que de la méthode et de l’euphorie.

Parfois celle-ci est telle qu’elle te fait omettre le reste, notamment de récupérer ce qu’un cadavre n’aura plus l’utilité. C’est bien ce bijou que tu viens chercher, là où le corps a été emmené. Parait-il que cet endroit les apprête pour leur dernier voyage dans la tombe. Ça te fait bien rire.

Vu l’état dans lequel tu as laissé la dépouille, le personnel du funérarium a du pain sur la planche. C’est ici que tu t’infiltres, sans grande difficulté… qui viendrait installer une sécurité dans un endroit pareil après tout.

Tu suis l’odeur, parfois masquée par celle des produits dont tu ignores l’usage. Et enfin tu arrives à destination. Premier claquement de langue de frustration : il n’a plus rien sur lui. Tu dois chercher, espérant trouver ce que tu es venu voler.

Tellement obnubilée par ton objectif que tu ne remarques la porte qui s’ouvre et l’homme qui fait son entrée… bien trop tard. La lumière s’allume, tu lui fais face ; il voit ton visage, tes sourcils froncés. Tu profères la première ─ et la dernière ─ menace :

─ Voilà ce qui va se passer : je vais prendre ce que je suis venu chercher et tu vas gentiment t’écarter de mon chemin. À la moindre bêtise… je repeins la pièce de ton sang.

Sérieuse. Mortellement sérieuse.
Dangereuse. Mortellement dangereuse.
Tu n’aurais même pas besoin d’un prétexte pour ajouter un cadavre de plus dans ce décor.
 

Du frisson à la psychose, tu connais la peur sous tous ses aspects, tu as décortiqué chacune de ses nuances. Tu sais où elle nait, où elle s’éteint. Elle est un moteur qui engendre parfois une cascade d’émotions pouvant submerger n’importe qui. Sauf toi.

Ne reste plus qu’une seule chez toi : le trépas. Elle est là pour te rappeler qu’une fois que la vie s’arrête, il n’y a plus rien. Tu n’es pas comme ta mère qui croyait à l’après, réprimant ses pulsions par peur d’être punie lorsqu’elle atteindra… comment elle appelait ça déjà ? Ah oui : le paradis.

Le tien se matérialise sous de nombreuses formes, mais certainement pas celle d’une vie après la mort. Et tu constates que l’inconnu n’est pas effrayé par cette perspective. Il peut y avoir plusieurs raisons à cela ; il ne te prend pas au sérieux ? Il est stupide ? Au fond, quelle importance ?

Les veules, les lâches, les pleurnichards, ils t’ennuient. Si bien que tu ne prends aucun plaisir à t’en débarrasser. Mais lui. Lui, il t’intrigue. Sous son calme olympien, tu n’as plus l’impression d’être une intruse, mais une invitée. La curiosité te titille, elle domine tout le reste.

L’homme parait aussi déshumanisé que toi. La vue d’un cadavre ne le fait pas sourciller, pas plus que la possibilité d’en être un à son tour. Sans doute un effet secondaire de son métier. Tu as remarqué que plus on est proche de la mort et moins elle impressionne.

Tu remarques aussi qu’il parle. Beaucoup. Trop. On dirait qu’il te chante une berceuse pour mieux t’endormir. C’est que les humains sont fourbes. Il sort une boîte, elle a la même odeur que ta victime, tu devines que ce que tu veux se trouve dedans.

Tu t’approches, le pas vif, bien trop pour un humain lambda, presque comme le bond d’un félin. Il termine de parler et c’est ce moment que tu choisis pour poser ton index contre ses lèvres :

─ Te gusta mucho el sonido de tu voz. Demasiado para mi. La próxima vez que abras tu boca… será la última. Consciente qu’il y ait une forte possibilité qu’il ne comprenne pas un traître mot de ce que tu viens de dire, tu lui sors la version courte : ferme ta gueule.

Tu fouilles la boîte d’une autre main, allant chercher la bague et le collier, avant de les mettre dans une de tes poches. Tu te permets ensuite un brin d’humour :

─ Pour moi, c’est toi qui as un accent, pas le contraire. Il t’a donné son nom, tu ne lui donneras pas le tien. Néanmoins, pour récompenser sa coopération, tu réponds à l’une de ses questions. Une seule : soy argentina.

Et maintenant quoi ? Tu as ce que tu es venue chercher, tu n’as plus rien à faire ici. Pourtant tes lippes s’ouvrent, se lancent dans une question dont tu veux connaître la réponse :

─ Qu’est-ce qu’un cadavre peut bien t’apporter ? Mort, vous n’avez aucune valeur. Vivant… encore moins.
 

Tu constates plusieurs choses : non seulement il est loin d’être intimidé, mais surtout et c’est le pire : il ne s’arrête jamais de parler. Ce qui a le don de te mettre de mauvais poil. Sa simple présence t’horripile, mais en plus il aggrave son cas. Peut-être qu’il souhaite que tu le tues ?

Tu as déjà vu des humains lassés de vivre, accueillant la mort à bras ouvert. Pour eux, elle est une bénédiction, son contraire serait de continuer à rester sur terre ; ce qui arrive lorsque la vie est difficile, lorsqu’elle est impardonnable.

Tu ne ressens pas ça chez lui, non. Il ne craint pas la funeste menace que tu représentes, mais ne cherche pas non plus à ce que tu l’envoies rencontrer son créateur. Il n’est que bêtise ou folie, tu ne sais pas encore, tu vas vite le savoir.

S’il fermait son clapet, il serait de meilleure compagnie. Ceux qui te craignent t’exaspèrent. Lui… quand il parle, tu as envie de lui coudre les lèvres ; tu fournis néanmoins un effort surhumain pour l’écouter, l’espoir fou qu’il en deviendra intéressant au fur et à mesure qu’il déblatère.

Face à son incompréhension sur tes mots, tu reformules :

─ Tu ne comprends pas… je ne peux pas espérer le contraire, vous ne comprenez jamais rien. Mort, votre valeur ne se résume à ce que vous portez, ce qu’on peut tirer de votre cadavre.

Les bijoux, les organes, tant que ça rapporte un peu d’argent, tu n’as aucun scrupule. Pas l’ombre d’un. Un humain mort a cette valeur, tandis que lorsqu’il est en vie :

─ Mais un humain vivant… il ment, triche, trompe.

Tu t’approches, serre le poing, tant de haine dans le regard qu’il ne faut d’un rien pour que tu perdes définitivement patience.

─ Les humains sont lâches, ne pensent qu’à eux et la supériorité de leur race. Moins vous peuplez ce monde et mieux l’on se portera. Je n’ai pas besoin d’une raison pour que tu tiennes compagnie à tes cadavres pour toujours… ne me donne pas une excuse ou ça arrivera.

Il n’en perd pas sa contenance pour autant, l’inconnu. Il s’amuse même à décrire son métier, comme si tu pouvais y avoir un quelconque intérêt. Après la parole viennent les actes. Décrire puis s’exercer. Il te parle comme si tu faisais l’effort de l’écouter, l’odeur des entrailles de ta cible qui te vient soudainement au nez.

Et ça te donne faim.
Seul problème, tu ne manges pas froid.
Et ce macchabée sans vie ne te donne pas envie.

Alors tu fonds sur le seul corps chaud dans la pièce, plaquant violemment celui-ci contre le premier obstacle que tu trouves. Tes crocs se dévoilent dans un sourire carnassier.

─ Je déteste manger froid. Tu es le seul repas dans la pièce… tout le reste ne m’intéresse pas. Et j’ai un appétit insatiable. C’est assez clair pour toi là ?

Tu maintiens la pression, l’accentuant davantage, l’excitation de te nourrir qui déforme tes traits.

─ Tu commences à devenir de plus en plus appétissant… qui que tu sois. Et regarde-toi, t’es aussi taré que moi. Tu dois avoir bon goût. Et si je me laissais tenter ?
 

La tension montée d’un cran, elle finit par perturber même l’inconnu qui, jusque-là, a démontré un calme effarant. Mais ce n’est pas de la panique qu’il montre, plutôt de l’agacement. Il ne craint pas le monstre que tu es, mais ton comportement l’irrite, c’est écrit sur son visage.

Le regard crie la confrontation, mais le langage reste poli ; rien d’étonnant à cela, toute personne censée pèse ses mots face à un danger pareil ; celui que tu représentes ne fait pas exception. D’autant qu’il n’a pas tort, ton intrusion ne te donne aucun droit.

Mais tu ne demandes pas ce que tu veux, tu le prends. Tu n’as jamais demandé l’autorisation, ce n’est pas maintenant que tu vas commencer. Et ça te fait bien rire qu’il parle d’honnêteté, lui qui pue la perfidie à plein nez.

─ Tu es aussi honnête que sain d’esprit ; arrête de me prendre pour une conne.

L’avant-bras se pose contre sa gorge, comme pour lui signifier qu’il en fera de la bouillit s’il tente quoi que ce soit de stupide. Les crocs se dévoilent davantage dans un sourire résolument mauvais ; le danger le guette, mais il ne perd pas ses moyens pour autant.

Il sait que tu le domines physiquement, il sait que tu pourrais le déchiqueter si l’envie te prend. Plutôt que de supplier pour sauver sa peau, il use de raison, d’arguments, l’homme est un curieux mélange entre logique et démence, ça t’intéresse.

Alors tu l’écoutes. Manque de chance, il n’a vraisemblablement aucune idée de ta nature, jusqu’à ta façon de t’alimenter. La pression de ton avant-bras s’accentue, tes lèvres se rapprochent de sa nuque, allant d’abord chercher son oreille ; susurrant :

─ Dans quel monde tu vis pour croire que tu peux m’appâter ? Des « poches » de sang ? Pour qui tu me prends ?

Et soudain, un pas de recul. Tu n’as pas perdu l’appétit, loin de là, mais pour sauver son cou, l’homme propose quelque chose d’intéressant. Ce n’est peut-être qu’une proposition pour sauver sa peau, mais tu dois admettre qu’il y a du potentiel.

─ Je vais te faire une confidence. Je ne me nourris qu’à la source directement et pas autrement. Ne pense pas un seul instant que me proposer une dégustation m’intéresse. Il n’y a rien… un pas en avant, ton visage près du sien ; je dis bien rien, de mieux, que de vous vider de votre sang. Vous voir vous affaiblir à mesure que votre essence vitale coule dans ma gorge, remplit mon estomac. Rien de plus délicieux que ce baiser mortel ; votre vie qui s’éteint pour prolonger la mienne.

Tu passes une main dans ses cheveux, agrippant quelques mèches fermement avant de coller ton front contre le sien.

─ Et tu es à ça d’être le prochain. Tu marques une pause, t’éloignes de quelques pas, le danger s’amenuit, pour le moment. Mais plus que de manger, j’ai besoin d’argent. Tu veux faire affaire, humain ? Voyons ce que tu proposes. Et n’oublie pas… j’ai toujours faim, et tu es toujours le seul repas aux alentours.

Insatisfaite de l’offre, c’est de lui que tu te nourriras. Et pas question de faire du gâchis, tu ne laisseras pas la moindre goutte.
 

Plus le temps passe et plus ça se confirme : l’homme est fou. Suffisamment pour ne montrer aucune peur face à ta menace. Plus encore, lorsque tu consens à lui laisser la vie sauve dans un échange de bons procédés. Plutôt que d’accepter avec reconnaissance… il te rit au nez.

Face à cela, plusieurs réactions sont possibles. Tu pourrais lui déchirer les entrailles et le vider de son sang ; tu pourrais le cribler d’entailles, percer autant de trous dans sa chair que tes envies te dictent. Mais non. Tu choisis de l’observer en silence, curieuse de savoir pourquoi il se bidonne autant.

Alors tu t’adosses à un mur, les bras croisés, pendant qu’il parle. D’abord il te propose de mettre fin à ses jours… ce qui est très alléchant il faut bien l’admettre. Dans sa longue tirade, il y a quelques informations intéressantes : sa fiancée, la « rage d’un loup » ; animagus ou lycanthropie ? Te voilà intriguée.

Une chose est certaine tant il la rabâche, l’homme ne craint pas pour sa vie. Et toi dans tout ça ? Frustrée ? Décontenancée ? Bien au contraire. Tu pouffes de rire. Plus encore lorsqu’il a l’audace de parler des caméras de sécurité… à ce moment-là.

─ ¡ Dios mio ! Tu feins le choc, les mains plaquées contre ton visage, l’ironie qui perce le sérieux de ton verbe : attrapée par les caméras ?! Mais que vais-je faire ?! Ma vie est foutue !

Tu ricanes, mutine, levant tes majeurs en valsant dans la pièce. Histoire de bien faire comprendre qu’il n’y a pas l’ombre d’une inquiétude chez toi.

─ T’es drôle, humain. Stupide, mais drôle. Le constat au bout des lèvres : tu ne crains pas pour ta vie, c’est rare pour ceux de ton espèce. D’habitude vous êtes prêt à supplier, à prier toutes les divinités du monde pour que je vous laisse la vie sauve. Peut-être que c’est ta fiancée dont je devrais m’occuper. Tu ne crains pas pour ta vie… mais qu’en est-il de la sienne ?

Quelques pas vers lui, les mains dans le dos, le corps légèrement penché en avant.

─ Tu veux que je lui arrache les entrailles pour que tu puisses les manger ? Tu veux croquer sa chair ? Elle aussi est aussi tarée que toi ? J’aimerais bien voir ça. Pour le souvenir on peut même faire cela devant les caméras…

Le sourire qui dévoile tes crocs, le ton de ta voix qui lui laisse deviner si tu plaisantes ou non. Mais qui te connait bien sait de quoi tu es capable. Sait que tu le feras. Tu es une traqueuse née. C’est inné chez toi. Tu peux retrouver et tuer n’importe qui… excepté la seule personne que tu cherches vraiment.

Mais cet homme-là… tu ne souhaites pas sa mort. Au contraire, il t’amuse. Et c’est pour cela qu’il respire encore.

─ J’ai une idée ! Toi qui aimes tellement les cadavres… moi je peux t’en apporter ! En échange, je garde toutes leurs possessions, tout ce qui a de la valeur. Tu marques une pause, espérant attirer son attention avant de reprendre le ton enjoué : tant que tu as une utilité, tu vivras… ta chère et tendre également. C’est un bon compromis, non ? Humain ?

De nouveau tu te gausses, fière de ce coup de génie. Tu viens t’approcher de lui, cette fois pour coller tes formes aux siennes, les bras autour de sa nuque, le regard pétillant d’une émotion qu’il n’a encore pas vue chez toi.

─ Tu sais quoi ? C’est chiant de t’appeler comme tes semblables alors que tu es clairement différent d’eux. C’est quoi ton nom ?