Elle avait pourtant été là depuis le début, sous ton nez, sous tes yeux. Une maledictus qui tient un établissement dans l'allée des embrumes, ça ne t'avait pas échappé - et pourtant il t'aura fallu des mois pour te décider à l'approcher. L'objectif est clair, trouver les renseignements qu'on refuse de te donner, bien que tu sois légitime de savoir, des années encore après. Si Natasha est vivante quelque part, peut-être cherche-t-elle le contact d'autres personnes comme elle au travers du monde. Ou peut-être que cette Constance sait ce qui arrive à celleux de son espèce.

Assis au bar, c'est le deuxième whisky pur feu que tu commences. Si ça continues tu vas être fait avant même de lui avoir adressé la parole. C'est que la musique est forte et te met dans l'ambiance. C'est que les déhanchés lascifs des danseurs et des danseuses te font dodeliner la tête. Le nez dans la choppe, tu la repères discrètement du coin de l'oeil. C'est qu'elle pourrait être impressionnante, dans son costume une pièce. Tu t'enivres de cette peau apparente, Joe. Tu t'enivres de ce charisme qui n'a rien à voir avec ce qu'était ta mère vers la fin de sa vie humaine.

Pour attirer son attention, tu as tout prévu. Tu glisses la sacoche sur tes cuisses, dévoiles une petite boite en plastique remplies de sable. Tu l'ouvres pour récupérer ta mygale bleue et la déposer sur le comptoir. Le barman sursaute en se retournant, mais tu lèves la main pour le rassurer.

— « Elle ne vous attaquera pas. Elle est domestiquée. »

Tu frappes du poing sur le vieux bois vernis, l'araignée grimpe le long de ton bras et s'arrête sur ton épaule. Tu sens une présence dans ton dos, et d'un ton rieur et léger tu demandes.

— « J'espère que ma compagne n'importune pas. »

C'est dit dans un anglais maitrisé, mais on sent ton accent russe encore un peu trop prononcé. Tu baisses les yeux sur ton verre encore plein, observant le reflet de la maitresse des lieux dans le liquide encore chaud.

Il se dégage d'elle une chaleur particulière. Les rondeurs de sa voix détendent chacun de tes muscles et tu baisses la tête dans un petit rire nerveux lorsqu'elle s'assoit à côté de toi. Tu prends sur toi pour ne pas trop t'attarder sur les parties dénudées de son corps, bien que la vue ne soit pas désagréable. Question d'éducation. Si elle se comporte comme une femme qui aime être vu, alors tu lui offriras quelques secondes de tes yeux pour ne pas la vexer.

— « Vous avez raison. Aliona fait peur aux autres. Elle est venimeuse mais pas agressive, seulement défensive. »

Elle est aussi rare qu'elle est magnifique. Il n'est pas recommandé de manipuler ce genre de créature, et c'est justement l'injustice qu'elles subissent qui t'a donné envie d'en domestiquer une. Elle ne te fera rien, à toi. Jamais.

— « Je ne suis plus un étranger, madame. »

Tu décides de ranger l'araignée dont l'habitat naturel commence à manquer. Tu n'as plus besoin d'elle - maintenant que sa reine est arrivée.

— « Et je n'ai pas choisi ce jour par hasard. J'avais besoin que l'endroit soit assez calme afin que nous puissions discuter. »

Et au même moment, tu refermes la boite en plastique, la recouvres de ta sacoche. Tu as ce léger sourire taquin au bord des lèvres, bien que tu ne laisses apparaitre aucune faille, aucune vulnérabilité.

— « Vous auriez du temps à m'accorder ? »

Tu as bien fait de boire avant. Qui sait si tu aurais eu le même courage de la défier sans un verre dans le nez.

La dame de ses lieux préfère qu'on l'appelle par son prénom. Tu n'as pas l'habitude d'être aussi familier avec les inconnus mais ton aisance naturelle auprès de tous les autres rattrape vite ton attitude. Tu lui étires un sourire doux et charmeur puis lèves la main comme pour accepter la part du marché. Si tu dois la brosser dans le sens du poil pour avoir des informations tu le feras. Tu détailles sans ciller ses réactions - son sourire a disparu et ta gorge se serre.

Lorsqu'elle se lève pour t'intimer de la suivre, tu attrapes ton verre pour l'emmener avec toi. Vous traversez les tables et les corps. Certains tournent la tête vers vous mais tu prends le soin de modifier ton visage pour ne jamais avoir le même. Remodèles le tien quand tu passes le rideau de l'espace VIP. Tu t'installes en face d'elle. Tu fais attention à n'avoir l'air ni trop arrogant ni trop à l'aise. Tes bras s'écartent pour se poser sur le dossier du canapé.

— « Très bien Constance. »

Elle te demande ce que tu cherches. Tu ne sais pas vraiment comment t'y prendre. Tu as beaucoup réfléchi sur la manière dont tu aborderais les choses avant cet entretien. Tu décides finalement d'y aller à l'instinct.

— « Les maledictus. Est-ce que tu es contact avec d'autres personnes ? Au travers le monde. J'en cherche une. »

Tu penches légèrement la tête.

— « Et je compte sur ta discrétion, en l'honneur de notre nouvelle amitié ! »

Tu lèves ton verre en son honneur.

Tu sens que tu es proche, Joe. L'espoir se permet de poindre au bord de tes lèvres entrouvertes et dans le fond de tes yeux curieux. Tu as besoin de savoir... c'est la première fois en plus de dix ans que tu penses approcher quelque chose de concret. Tu te redresses un peu plus sur ton siège, écartes les cuisses pour y poser tes coudes. Elle n'a aucune idée comme dans sa malheureuse condition, elle te redonne envie d'y croire.

— « Je me doute, oui. Il n'empêche que j'aimerai avoir accès à vos contacts. »

Tu es sans doute un peu gourmand. Mais peut-être qu'un de ses contacts a un contact avec elle. Quand elle te demande l'animal, tu n'as pas le temps de répondre qu'une pensée s'échappe pour Myriam la colombe. Si tu ne portais pas toi-même le deuil, tu aurais pu lui sourire.

— « Une accromentule. »

Animal rare et extrêmement dangereux, retenu depuis plus de quinze ans dans une cellule russe. Tu ne diras rien pour l'instant sur votre lien de parenté. Après tout, comment avoir confiance en un être aussi imprévisible ? Tu as appris à tes dépends que chaque mur peut contenir une oreille de monsieur v.

— « Ça te parle ? »

Gourmand ? Tu ne comprends pas tout de suite ce qu'elle sous-entend, avant de réaliser que la méfiance est de mise. En effet, tu pourrais être armé de mauvaises intentions. Pour avoir un peu d'elle, il faut que tu donnes un peu de toi. Tu n'aimes pas du tout cette position, Joe, notamment parce que tu n'es pas non plus en confiance. Tu te pinces les lèvres dans un soupire.

La dame de ces lieux semble surprise. Après tout, un maledictus accromentule ne doit pas être commun. Il en existait pourtant deux. Tu te noies dans ton verre pour expier ta peine.

— « Non, pas en liberté. Enfin... je ne sais pas. Peut-être. Je n'ai aucune information sur là où elle se trouve. J'aurai espéré que vous en auriez. »

Elle te confronte sur ce que tu veux - ce que tu cherches. C'est le moment d'en dévoiler un peu sans trop en révéler. Tu t'installes un peu plus dans le canapé. Croises les jambes. Tu espères que ta sincérité fera mouche.

— « Elle est ma soeur. Ma petite soeur. »

Tu pourrais mentir pour arriver à tes fins, et pourtant à ce stade, cette inconnue est celle qui en connait désormais le plus sur ta vie dans cette ville et pays de malheur (hormis monsieur V, évidemment).

— « Ma mère en était une aussi. Je ne le suis pas. Seulement les femmes. »

Tu te racles la gorge.

— « Je ne demande pas à ce que tu me crois, mais si tu pouvais essayer. »

Elle a l'air de te croire. Ça t'arrange de ne pas avoir à te justifier d'avantage, à ne pas devoir rentrer dans les détails. Mais elle semble avoir enfoui derrière un voile de méfiance toute son assurance. Ce pourquoi elle est ce qu'elle est. Tu l'observes finir son vin comme si de rien n'était. Pas plus troublée que ça. A peine concernée par ce que tu lui dis.

— « Je vois, oui. Ça ne me pose pas de soucis, tant que vous ne les faites pas tourner dans le monde entier. »

Tu sors ton pineapple pour afficher ton numéro et le fais glisser vers elle sur la table ronde qui vous sépare. Tu te crispes un peu plus sur ton siège, Joe, quand elle parle de l'après. C'est évident pour toi, et tu sens qu'elle n'a pas vraiment la foi.

— « Bien sûr. J'y pense depuis des années. »

Depuis qu'on te l'a enlevé.

— « Elle sera mieux avec moi qu'enfermée dans une cage jusqu'à la fin de sa vie. »

Et ce même si tu connais les risques, même si tu sais qu'elle aura perdu son humanité et qu'elle ne sera qu'une bête à l'instinct animal. Un monstre dangereux que les sorciers chasseront pour sa toile et son venin. Ça te dégoute. Peut-être même qu'elle est déjà devenue ainsi, entre leurs mains - et que monsieur v s'est gardé de te l'annoncer. Ça aussi tu y penses.

— « Je sais ce que je fais, Miss. »

Elle te parle d'une autre personne, sur qui elle pourrait compter pour te nuire si jamais tu trahis sa confiance. À l'évocation de son nom tu te figes sur ton siège. Ton regard s'assombrit dans un regard absent et tu rentres légèrement les épaules.

— « Oh. Miss Vermandois. »

Tes cheveux se teintent progressivement d'un roux flamboyant.

— « Je la connais déjà. »

Et si elle t'attire irrémédiablement, tu sais malheureusement que c'est pour les mauvaises raisons. Tu n'arrives pas à lui faire confiance. Un peu comme cette Constance, au final.

— « Pourquoi en saurait-elle plus que toi ? »

Tu sens ta mâchoire se contracter lorsqu'elle affirme qu'elle est déjà dans une cage. Ton poing se serre et tu souffles par le nez. Mais soit, tu peux comprendre que ne la concerne pas, quand bien même son manque d'empathie flagrant te tend. Elle est pourtant la plus à même de comprendre, elle-même victime de cette odieuse malédiction. Mais à la différence de ta soeur qui n'avait rien demandé, elle est libre et puissante.

— « Très bien. Je pense que nous en avons terminé. Si vous n'avez pas d'autres informations à me donner, alors je perds mon temps. »

Malgré l'amertume, tu te lèves et portes une main à ton coeur. Tu te penches légèrement vers l'avant pour la saluer avec politesse, articulant dans un russe maitrisé.

— « Do svidaniya, miss. »

Tu lui accordes un sourire poli avant de tirer sur le rideau de velours, pour te diriger vers la sortie.