Tallulah poussa un soupir théâtral. Assez fort pour que son supérieur l'entende, trop court pour qu'il puisse le lui faire remarquer. Ils échangèrent alors un long regard, au travers duquel elle fit de son mieux pour lui transmettre tout son désespoir. Il finit par se détourner d'elle, lui faisant un geste de la main qu'elle interpréta comme 'c'est bon, fiche le camp'. Elle ne se fit pas prier et se faufila discrètement en dehors de la salle de réunion. Depuis les derniers événements, les briefings se succédaient mais n'apportaient rien de nouveau. Il s'agissait surtout de dire la même chose mais de cent manières différentes. Pour elle, le bureau des aurors avait mieux à faire qu'écouter bureaucrates et politiques du Ministère, s'enorgueillir de leurs supposées actions pour lutter contre la crise actuelle, qu'ils avaient eux-mêmes provoquée à son humble avis. Elle se doutait que son responsable devait – au moins sur certains aspects – partager son opinion. Mais lui, il ne pouvait y couper. Elle le plaignait pour sa position, mais pas assez pour se forcer à rester. Pour sa défense, elle était prête à parier que deux de ses collègues dormaient les yeux ouverts et que les bons élèves hochaient la tête plus par automatisme, histoire de ne pas sombrer dans une léthargie profonde, que pour signifier leur écoute attentive. L'auror traversa donc l'atrium sans se retourner et s'en alla rejoindre la nuit londonienne.

Son pineapple avait cessé de vibrer depuis une vingtaine de minutes. Elle avait pour habitude de le mettre en silencieux mais elle oubliait systématiquement de couper le vibreur. Si bien qu'elle prenait part à des missions périlleuses sans ciller mais se faisait toujours surprendre par le moindre bruit émanant de ce foutu portable. En ce qui concernait l'abruti fini qui l'avait harcelé de message, plus rien ne l'étonnait. Elle aurait bien traîné en route pour le plaisir de le voir s'étouffer d'impatience mais elle-même ressentait le besoin d'urgent de faire quelque chose.

Alors qu'elle se glissait parmi les ombres d'une ruelle mal éclairée, un sifflement strident résonna. Tallulah sentit l'agacement monter. Une grande tige se dirigea droit vers elle, l'agressa verbalement et lui intima de monter dans sa voiture sans autre forme de procès. Le parfait comportement d'un type louche doublé d'un gros lourd. Elle leva les yeux au ciel pour toute réponse.


Gentille pique en rappel de leur échange d'amabilités par texto.
En le voyant s'engouffrer dans le véhicule, la jeune-femme se demandait comment avec ses presque deux mètres, Mads parvenait à tenir dans un si petit habitacle. Le croate était aussi long que vif et ne tenait pas en place. Il avait toujours eu le don de la fatiguer en moins de trois minutes. Cependant, lui d'habitude si nonchalant, semblait bien agité.


Tallulah se cala plus confortablement contre le siège et se tourna vers lui, le sourcil levé.

Tallulah l'observa s'esclaffer à sa propre plaisanterie. Il était sans conteste son meilleur public.
Même si elle avait beau faire de même parfois (tout le temps), elle leva les yeux au ciel face à l'hilarité du croate avant de rétorquer du tac au tac :


Une fois la blague digérée, il reprit son sérieux, enfin ce qui s'en rapprochait le plus pour lui, et sembla chercher quelque chose sur son téléphone portable.
Quelques secondes plus tard, Mads lui mit une photo sous le nez ; un jeune couple, heureux et souriant, parfaitement lisse.
Le récit qu'il lui fit ne l'étonna pas outre mesure et ne provoqua chez elle aucune réaction. Un fait divers à la fin prévisible, une histoire mêlant toxicité et violence domestique. Une femme sous emprise, un homme usant de la violence pour justifier sa bêtise, sa faiblesse et les abus qu'il commet. Rien de nouveau sous le soleil des sociétés humaines.

L'auror le soupçonnait fortement d'être allé saluer à sa façon le Douglas en question. Elle connaissait sa manière de faire pour l'avoir vu à l’œuvre. Rien que physiquement, il avait systématiquement le dessus grâce à son gabarit et sa vivacité. En outre, il avait beau jouer à celui qui se moque de tout, il s'emportait vite contre les injustices. Il n'était donc pas difficile d'imaginer l'étendue de la correction qu'avait dû subir le petit-ami violent. Cependant, face à pareil profil psychologique, il était tout à fait probable que le sale type en question ait fait payer son humiliation à sa compagne.

Mais pour l'heure, Tallulah préféra se concentrer sur le premier problème.


La critique était rude mais nécessaire. La profession que Mads avait choisi d'exercer, et elle-même en tant qu'auror - mais dans une autre mesure - réclamait une mise à distance permanente entre les personnes qu'ils étaient et les affaires qu'ils suivaient. Dans son cas à lui, le facteur humain était d'autant plus important.

Elle secoua la tête, peu désireuse d'aborder la complexité des relations humaines.


Elle s'autorisa ce petit commentaire sarcastique. Elle espérait qu'à trop côtoyer les moldus, il n'avait pas perdu ses réflexes de sorciers.

Elle le dévisagea un long moment avant d'hausser les épaules.
Bon.
Étant donné les circonstances, elle devait reconnaître que la situation était inquiétante.
Et puis, il n'allait sûrement pas la lâcher.
Et elle avait du temps libre.


Sa façon à elle, de lui dire qu'en effet, il pouvait compter sur elle.

Tallulah se demandait encore ce qu'elle faisait ici.
C'était clairement une affaire personnelle - encore plus si la disparue en question était une amie plutôt qu'une cliente - et elle avait horreur de ça.
La charge émotionnelle s'annonçait accrue.
Qui plus est, son partenaire pour la soirée, n'était pas connu pour son strict respect des règles. Elle s'autorisa un soupir agacé ; la nuit allait assurément s'accompagner de son lot de problèmes.

Comme toujours, la jeune-femme le laissa faire son numéro.
Être en compagnie de Mads, c'était laisser libre cours à la parole vraie, à l'ironie foisonnante, à une forme d'immaturité et de fausse nonchalance parfaitement étudiées.

Pour autant, les quelques affaires qu'ils menaient en commun avaient le mérite de la changer de ses missions d'auror.
Ce corps d'élite du monde sorcier – qu'elle adorait incontestablement - avait ses avantages et ses inconvénients ; en cas d’événements spécifiques, on ne concentrait que sur ça et actuellement, toute l'énergie était concentrée sur le retour de The Crow.
De fait, faire un tour du côté '' police moldue'' et/ou de l'aspect ''brigadier d'intervention magique'' – beaucoup plus proches des gens en soi, notamment de part la nature de leurs missions – n'était pas pour lui déplaire en ces temps particulièrement flous au Ministère.

Tallulah sortit de la voiture à son tour, suivant la silhouette allongée et svelte du croate.
Même dans la nuit sombre, le détective ne passait pas inaperçu, avec le blond presque blanc de ses cheveux et ses yeux très clairs, discernables malgré les verres de ses lunettes noires.

Elle haussa les sourcils devant le bras qu'il lui tendit ; si elle détestait les enquêtes à connotation personnelle, elle exécrait encore plus le transplanage accompagné.
Le fait de ne pas savoir où on atterrit et le fait d'être totalement dépendant du sorcier en charge du déplacement, étaient autant d'éléments peu appréciables à ses yeux.
Mais c'est avec un nouveau soupir appuyé – histoire de bien marquer son mécontentement quand même – que l'auror prit le bras du détective.


Lorsque Mads vrilla son regard au sien pour lui faire promettre de l'arrêter s'il allait trop loin, ce fut à son tour de lui adresser un sourire goguenard.


Elle dégagea d'une main les mèches couleur de feu qui tombaient sur ses yeux, le frappant au torse au passage.


Elle aussi, elle pouvait le faire exprès.

Elle ne releva pas le sous-entendu graveleux, sachant pertinemment que c'était elle qui avait tendu la perche en amont.
Le transplanage se passa sans encombre et Tallulah le laissa prendre les commandes de l'opération. C'était son enquête ; son rôle à elle, était de rester dans l'ombre en tant que soutien éventuel.
Elle le suivit en silence lorsqu'il s'engouffra dans l'appartement. A première vue, tout était en ordre. Parfaitement rangé, parfaitement lisse. Il n'y avait rien de naturel dans pareil décor. C'est pourquoi, lorsque Mads évoqua l'étrangeté des choses, la jeune-femme resta silencieuse, se contentant de hocher la tête pour signifier qu'elle pensait comme lui.
Une fois le sortilège de révélation lancé, elle se retint de pousser un soupir de dépit. C'était du travail d'amateur, indéniablement.
Elle se rappelait désormais pourquoi elle était devenue auror et non brigadière ; il y lui avait toujours fallu un minimum de challenge.
Tant pis si elle passait pour une insensible mais ce drame quotidien s’achèverait sûrement sur une fin attendue.
En toute honnête, plus que l'affaire en elle-même, c'était l'attitude de Mads qui la préoccupait. Comme elle l'avait pressenti, il était impacté personnellement par toute cette histoire.
A ses yeux, il restait beaucoup trop proche de ses clients et cette proximité finissait invariablement par se payer.
Tallulah le vit serrer le poing et s'enfermer dans la salle de bain.
Elle haussa les épaules, fouillant le salon comme il lui avait demandé, mais sans trop y croire.
Après plusieurs minutes de recherches infructueuses,  l'irlandaise se laissa tomber sur le canapé, son regard tombant sur le cliché d'un couple qui rappelait fortement celui qu'il lui avait été donné à voir sur le téléphone de Mads, un peu plus tôt dans la soirée.
Elle resta mutique un certain temps, s'imprégnant du tableau qui se dessinait sous ses yeux.
Puis, les jambes croisées et la tête tournée vers la seule fenêtre et le ciel nocturne de ce mois de mars, elle prit la parole assez distinctement pour qu'il l'entende malgré la cloison entre eux.

« Souhaites-tu que je réactive sa Trace ? »

C'était une de ses prérogatives d'auror. S'il était avéré que chaque sorcier mineur restait sous l'emprise de ce sortilège jusqu'à sa majorité, une grande partie du public ignorait que celle-ci pouvait être réactivée au besoin, par les autorités compétentes du Ministère. C'était un moyen comme un autre de localiser un sorcier imprudent. Bien sur, il suffisait d'être assez expérimenté ou de s'y connaître en magie noire pour se débarrasser de la Trace, mais elle avait beaucoup de mal à imaginer le fameux Douglas – banal compagnon violent – avoir assez de jugeote pour ne serait-ce que penser à ce genre de détails.

« Tu ne trouveras ici, rien de plus que tu ne sais déjà. »

Tallulah le connaissait assez pour deviner qu'il devait bouillir d'une rage contenue. D'expérience, elle savait aussi que la culpabilité n'était pas bonne conseillère.
Mads avait très probablement l'intention de punir l'agresseur de Claire à sa façon.
Elle avait beau en avoir sciemment conscience, elle ne comptait pas l'arrêter pour autant. Elle lui offrait plutôt occasion d’accélérer les choses. Pour qu'enfin, il se libère de toute cette histoire.

Elle se leva, fit craquer ses cervicales et donna un coup de pied à la porte fermée.

« Il est temps d'en finir, tu ne crois pas ? »

Sur son visage, un sourire de prédateur.
Leur proie s'annonçait presque trop facile.