Sa dernière soirée de la semaine. Son dernier service avant un weekend de repos mérité. Aaron compte les minutes. Les secondes mêmes. Cela fait longtemps qu’il n'a pas ressenti fatigue pareil. L’hiver qui doit commencer à se faire long… et qui éreinte le corps et l’esprit. Il voudrait être à la place de ses clients, être celui qu’on sert plutôt que celui qui court à droite et à gauche pour satisfaire leurs exigences.

D’ailleurs, il ne se donne même plus la peine de se presser. Trop la flemme. Il s’attarde à certaines tables pour taper la discut’. Autant profiter que le patron ne soit pas dans les parages pour faire du zèle. Et si d’autres râlent parce qu’il met trois plombes, il s’en balance pas mal. Il s’accorde aussi une nouvelle pause (tant qu’on y est), se grille une cigarette à l’extérieur, profite de l’air frais avant de retourner à l’intérieur. Soupir. Quelques mots échangés avec les collègues des cuisines. Et retour derrière le comptoir.

Mais s’il avait su, il serait resté dehors. Parce qu’il aura fallu qu’il tourne le dos pour qu’une vipère fasse son entrée. Fais chier. Pas ce soir. Il a pas la foi. Pas la foi de faire dans le professionnalisme, pas la foi de faire un minimum semblant. Ca l’emmerde tout simplement que Rivage soit venu montrer sa gueule. Et qu’importe que sa gueule soit bien faite, ça n’adoucit en rien son envie de le voir dégager. A croire qu’il arrive à Aaron d’avoir la rancune tenace… Les années ont passé, les souvenirs ne sont plus aussi précis qu’avant, mais pourtant son égo blessé lui crie toujours de ne pas lui pardonner.

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A travers son regard et son air de pitbull, s’il le pouvait, Aaron le foudroierait sur place. Ou presque. Certes, il le déteste. Mais peut-être pas autant que de vouloir sa mort… Et ça, c’est chiant d’ailleurs. D’haïr quelqu’un mais pas au point de le voir disparaître. Ce serait plus simple de ne rien ressentir. De n’être affecté par rien et que sa présence ne réveille plus aucune vieille rancune. Etre capable de l’ignorer comme s’il n’était tout simplement personne.

« Si tu savais où j’aimerais te la foutre la bièreaubeurre plutôt de te la servir. »

Malheureusement, son travail lui demande de s’y plier. Et de la déposer face à lui une fois prête. Sans pour autant retirer l’air mauvais qui lui habille le visage. Il n’a aucune envie de faire d’effort. Et de toute façon, ce n’est pas comme si Rivage n’était pas déjà au courant de la rancœur qui l’anime. Même si les raisons justifiants celle-ci sont devenues floues avec les années.

« En tout cas, t’as une sacrée sale gueule. »

Et ça, ça lui décroche quand même un mince sourire satisfait au coin des lèvres. Lui qui d’habitude irradie tout autour de lui de par sa présence et son aura, là… il y a comme une ombre qui est venu obscurcir le tableau. Plutôt emmerdant pour quelqu’un qui gagne sa vie grâce à son joli minois.

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Putain, il lui ferait bouffer son air trop fier là. Etablissement chic ou pas chic (clairement la 2ème catégorie pour la Wiverne), il suffirait d’une simple étincelle pour qu’il craque et lui balance son poing dans la figure. Juste pour le plaisir de le remettre à sa place une bonne fois pour toute, ce qu’il n’est pas capable de faire avec de simples mots. Parce que Rivage est plus doué à ce jeu-là. Ca glisse sur lui, rien ne l’atteint. Aaron a cette foutue impression que c’est toujours lui le perdant dans l’affaire…

Sauf aujourd’hui.

Pour une fois, il a la douce satisfaction qu’il peut avoir l’ascendant. Mais juste en surface. Car ça pique toujours autant quand on gratte.

« Tu l’as sûrement mérité. »

Rien d’objectif dans sa réponse. Mais la pique précédente le rend amère, lui rappelle qu’il n’était qu’une personne parmi la masse, qu’il n’était rien de spécial alors qu’il pensait tout le contraire…

« Et moi je m’excuserais pas pour ça. »

Parce que oui, Rivage a raison, c’est chiant cette distance qui s’est installée entre eux, ces remarques acides qu’ils se lancent à chaque rencontre. Mais pour Aaron, ce n’est juste pas possible autrement. Et il serait d’ailleurs bien incapable d’expliquer pourquoi.

« Sérieux, t’avais pas un autre endroit où aller ?! »

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Un frisson le parcoure lorsque le mot antéchrist résonne dans ses oreilles. Des vieux souvenirs qui remontent à la surface. Des mauvais souvenirs. En temps normal, cela l’aurait fait sourire. Mais l’entendre de la bouche de Rivage lui laisse une sensation désagréable. Est-ce simplement parce que c’est lui ? Ou est-ce cette façon de le prononcer qui ne lui donne absolument pas envie d’en rire ? Drôle de mélange. Et Aaron n’aime pas ça.

La suite, il ne l’aime pas vraiment non plus.

Et il enrage.

« Putain mais ta gueule Riv. »

Lui arrache le verre. Pratiquement vide de toute façon. Le balance dans l’évier, revient face à lui. Sourcils froncés, mâchoire crispée. Ses mains s’appuient sur le plan de travail, se penche légèrement. Il prend sur lui pour baisser la voix. Eviter d’attirer les regards. Parce qu’il sent bien que leur petit manège attire des attentions peu scrupuleuses dont il se passerait bien.

« J’suis pas assez doué pour comprendre entre les lignes et ce que tu viens foutre ici. J’serais ravis de pouvoir t’en foutre plein la gueule mais je sais aussi que je passerais pour un abruti fini, pas capable de passer à autre chose pour une putain d’histoire à la con. »

Une histoire à la con qui devient de plus en plus floue, dont les souvenirs s’envolent les uns après les autres. Mais le visage de Rivage qui reste. Une présence douce mais absente. L’impression de l’avoir entre les mains et d’être incapable de le saisir.

« T’as changé en tout cas, j’me rappelle pas que t’avais pour habitude de t’apitoyer comme ça sur ton sort. Et parle pas d’antéchrist, tu sais même pas ce que ça veut dire. »

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