▌On t'avait salement viré du bureau. Tout à fait. Tu étais en train de finir ta paperasse du jour, reporter tes observations et tes expériences dans ton cahier, quand on t'avait gentiment proposé de rentrer chez toi. Tu t'étais retourné, dubitatif. C'était pas souvent qu'on te proposait de finir ton boulot à ta place, pour que tu puisses partir plus tôt. C'était suspect. Très suspect. L'expression de ton visage s'était faite méfiante, puis outrée devant l'insistance de tes collègues. Même Perséphone s'y était mis. C'était plus une suggestion qu'un ordre, mais venant de ta cheffe... tu pouvais difficilement refuser.

Non mais d'accord, je vois ce que c'est... ça prévoit de commander des pizzas... j'ai compris. Bonne soirée!

Tu as pris ton manteau sous ton bras et tu es parti en grommelant dans ta barbe devant l'amusement visible de tes collègues. C'est parce que t'as fini toutes les parts de pizza la dernière fois, c'est ça? Franchement c'est pas une raison pour manger sans toi... De toute façon, t'avais pas si faim que ça ce soir! T'es vexé... un peu. Tu vas quand même pas râler toute la soirée parce que tu as le droit de finir plus tôt, non? Pour une fois que tu quittes le travail à une heure normale... Ta mauvaise humeur s'envole complètement quand tu débarques dans le hall de l'hôpital et que tu vois une silhouette familière près de la sortie. C'est Dorothy.

Hé! Qu'est-ce que tu fais là?

Tu es tellement content que tu amorces un câlin pour la saluer. Autant tu ne te gênais pas pour assister à ses matchs, autant elle, tu ne l'avais jamais vue mettre les pieds sur ton lieu de travail. Si tu n'étais pas aussi surpris, tu ferais le lien avec le comportement bizarre de tes collègues, ou peut-être simplement avec la date du jour... mais t'es un peu débile, Gus.

▌Se faire kidnapper à la sortie de son travail n'est pas une perspective que tu avais envisagée dans ta vie, mais franchement, c'est pas si désagréable que ça. En général, tu aimes bien les surprises, celle-là te fait rire, surtout quand ton amie précise que tu dois mettre le bandeau noir sur tes yeux:

Ah bon d'accord, je me fais enlever? Aucun problème.

C'est Dorothy, tu as une totale confiance en elle. La pensée que tu lui confierais probablement ta vie te traverse l'esprit. Même à l'époque où vous faisiez partie des rebelles de Poudlard, la perspective de se mettre en danger n'avait jamais été abordée. Merlin merci, vous n'aviez pas été forcés d'en arrive à de telles extrémités. Pourquoi l'idée te traverse l'esprit tout d'un coup, alors que le contexte est tout à fait différent? Tu n'en sais rien et tu la laisses couler dans un recoin de ta tête. Tu noues le bandeau sur ton front tel un ninja, avant de le baisser sur tes yeux, et puis tu te laisses guider.

Le transplanage vous emmène dans un endroit légèrement moins bruyant que la rue marchande derrière laquelle se cache l'entrée de Ste-Mangouste. On entend vaguement un clapotis lointain. De l'eau? Dorothy te guide à l'intérieur d'un bâtiment et tout devient alors parfaitement silencieux. Il te semble entendre d'autres pas que les vôtres, mais ils disparaissent rapidement, ce qui ne fait qu'augmenter ta curiosité. Tu es soudain conscient que c'est bientôt ton anniversaire, et tu espères à demi que ce n'est pas une fête surprise ou quelque chose dans le genre... Pas que tu n'aimes pas tes amis, hein... ce serait juste embarrassant de se retrouver spontanément au centre de l'attention.

Quand ton amie te donne la permission de retirer ton bandeau, tu t'exécutes avec un mélange bizarre d'anticipation et d'excitation enfantine comme tu n'en avais plus ressentie depuis que t'avais 8 ans et que le Père Noël avait failli tomber de la cheminée chez tes cousins... il s'était avéré plus tard que c'était ton grand-père et qu'il s'était presque cassé une jambe. Tu clignes des yeux pour les réhabituer à la lumière, mais tu reconnais immédiatement l'endroit (ou tu ne t'appelles pas Argus Isa Catwright).

Le musée scientifique de Bristol! Aah, je le crois pas...

Vos voix résonnent dans le hall vide. Tu lèves les yeux au plafond. Ton regard s'illumine à mesure que tu réalises que vous avez les lieux pour vous tous seuls. C'est incroyable, même dans tes rêves les plus fous, tu n'aurais jamais imaginé une chose pareille. Tu te rappelles que Benny, le fiancé de ta mère, y travaille. C'est même comme ça qu'ils se sont rencontrés. Coïncidence?

Attends... c'est pour ça que je me suis presque fait virer de mon bureau? Ils étaient au courant? T'as monté une opération digne de James Bond là, je suis impressionné! C'est du génie, James.

Tu fais un tour sur toi-même, ravi. C'est une chance exceptionnelle, il ne faut pas la gâcher. Alors évidemment, tu prends Dorothy au pied de la lettre, tu vas lui montrer tout ce que tu connais. T'espères qu'elle a quelques heures devant elle... parce que tu connais cet endroit comme ta poche. Tu te retiens de lâcher une exclamation surexcitée. Tu es un adulte, Argus... pour l'instant.

Il faut qu'on commence par cet étage-là... Oh, ils ont changé des trucs depuis la dernière fois que je suis venu. Ça, c'est une expérience sur les champs magnétiques, c'est trop bien, regarde...

C'est une petite installation, composée d'une barre en fer, avec un gros aimant à gauche et une bille en fer à droite. Lorsque l'on connecte les trois à la verticale, ils s'aimantent tous ensemble, mais si on retire l'aimant de la barre en fer, celle-ci perd immédiatement ses propriétés et la bille rebondit sur le plan de travail. Tu fais la démonstration, fièrement. Habituellement, il n'y a que quand tu travailles que tu es autant dans ton élément.

C'est parce que le fer a une aimantation temporaire, mais les Moldus ont trouvé le moyen de créer des aimants permanent, comme le cobalt, en les chargeant avec un champ magnétique. Incroyable, hein? Dire qu'ils font tout ça sans magie.

Tu trouves ça vraiment génial, dire qu'il existe des sorciers qui les trouvent ridicules juste parce qu'ils ne savent pas utiliser de baguette. Toi, tu as toujours pensé qu'il fallait plus de cran pour s'en sortir sans magie et les Moldus font ça très bien. D'ailleurs sans eux on n'aurait probablement pas le Magicnet, alors les sorciers aux idées arriérées, hein... Enfin, c'est sûrement une question d'ouverture d'esprit et d'éducation. Et probablement que c'est un truc de famille, aussi, la fascination pour les inventions bizarres... qu'elles soient moldues ou magiques.

Tu prends Dorothy par la main pour l'entraîner dans une autre salle, très enthousiaste. Tu fais des efforts pour ne pas t'emballer comme un gamin. C'est génial de découvrir des lieux que tu connais bien sous un autre angle. L'activité, dans cette pièce, est clairement destinée aux enfants, ça te fait bizarre de ne pas être entouré de visiteurs. Il y a une sphère ronde, apparemment inoffensive, mais quand on la touche elle dégage assez d'électricité statique pour vous décoiffer! Tu fais signe à Dorothy, sans lui dire exactement de quoi il en retourne:

Vas-y, pose ta main dessus pour voir... ça pique un peu mais ça fait pas mal.

Tu la préviens quand même et tu te retiens de sourire, mais c'est raté. Le moment se mêle à un souvenir de ton grand-père.

Je suis venu la première fois quand j'avais trois ans avec mes parents. Après ma mère n'a plus voulu m'y emmener, je crois que ça lui faisait trop de peine. Lui dis pas, mais je suis content qu'elle soit revenue ici finalement, sinon elle n'aurait pas rencontré Benny... Et bref, du coup je venais surtout avec mon grand-père quand j'étais petit. Il faisait toutes les expériences avec moi.

La tête d'Argus Senior la première fois qu'il avait touché la sphère magnétique, tu ne l'oublieras jamais... on aurait dit Einstein. C'était totalement en adéquation avec son petit air de savant fou au naturel. Tu ricanes en te penchant au-dessus de la sphère, mais sans la toucher:

Je crois que c'est de famille... on a tous un peu des goûts bizarres.

La preuve, t'es dans un musée scientifique et tu t'éclates.

▌Dorothy est trop modeste, ce qui te surprend un peu. Tu ne t'attendais pas à ce qu'elle se vante ouvertement, mais qu'elle te taquine gentiment à coups de c'est parce que je suis une femme de talent extraordinaire, oui. À ton avis, réserver tout un musée, même en dehors des heures d'ouverture, ce n'est pas rien. C'est donc ça la célébrité? Tu souris quand elle mentionne tes collègues et quelques autographes. Tu ne sais pas si elle plaisante, elle pourrait très bien être sérieuse mais ça te fait toujours bizarre de te dire que ta meilleure amie est une personne publique. C'est tout de même mieux qu'elle soit connue pour ses exploits de Quidditch plutôt que pour le conflit qui a déchiré sa famille. Tu espères qu'à terme, on se rappelera uniquement d'elle pour ses coups de batte prodigieux plutôt que pour le rôle qu'elle a pris lorsque toutes cette histoire de corbeau s'est mis à dégénérer. Elle a raison, pourtant, vous n'avez jamais eu l'occasion de fêter normalement vos anniversaires depuis ce temps-là. Ce n'était tellement pas une priorité à l'époque que la possibilité t'était complètement sortie de l'esprit. Alors bien sûr, tu lui avais souhaité un bon anniversaire quand son tour était arrivé en octobre, et offert un cadeau, sous la forme d'une nouvelle coque pour son pineapple (magnifique). Mais l'idée de marquer le coup ne t'aurais jamais traversé l'esprit, comme tu n'aurais jamais imaginé qu'elle puisse y penser te concernant. Ça te touche d'autant plus, mais comme elle esquive à deux reprises en prétendant que ce n'est pas grand-chose, tu gardes tes remerciements pour plus tard.

Vous visitez plusieurs expériences, et les souvenirs de tes visites, enfant, prennent le pas sur une quelconque déception lorsque Dorothy ne se laisse pas piéger par la sphère électromagnétique. Tu te demandes si, à force, ton grand-père paternel ne se lassait pas de t'amener ici. Il fallait dire qu'à l'époque, tu étais le seul de ses petits-enfants à s'intéresser à toutes ces technologies moldues. Depuis, il y a eu ton petit cousin, mais tu étais peut-être trop âgé alors pour te laisser tenter par ce genre de sorties de famille. Des fois tu aimerais retourner dans le temps pour dire au Gus adolescent à quel point il était stupide. Alors l'idée que Dorothy te propose, elle te touche profondément, plus que tu ne l'aurais imaginé.

Venir ici avec elle, avec Tommy aussi pourquoi pas, ce n'était simplement pas quelque chose que tu avais envisagé. À force de l'entendre refuser tes invitations, tu t'étais dit qu'elle n'était juste pas intéressée, et ça t'était sorti de la tête. Tu te demandes si toutes ses esquives étaient préméditées, en fait, et si elle avait réellement envie de venir. Ou si c'était juste pour te faire plaisir. Ou un peu des deux. Tu espères que tu ne l'ennuies pas trop avec tous tes science facts. Tu serres sa main en retour, presque pour t'excuser:

Si t'en as pas marre à la fin de la soirée, on revient quand tu veux avec Tommy.

Et puis entre la surprise et la joie enfantine de tout redécouvrir et tout partager avec Dorothy, tu as complètement oublié l'essentiel. Ton endroit préféré. C'est quand elle t'embarque avec elle que tu réalises. Ce chemin, tu le connais bien. Combien de fois tu as demandé à ton grand-père de te laisser ici toute la journée et de revenir te chercher à la fermeture du musée? Il te semble que ton coeur bat un peu plus fort lorsque vous passez les portes à double battants. Pourtant quand tu t'assieds, tu es très calme. Sagement, au premier rang. Dorothy fait un signe derrière vous et tu zieutes en direction de la cabine technique. C'est Benny, c'est sûr. Tu souris. Est-ce que tu viens de réaliser que cet homme était parfait dès le début pour ta mère et est-ce qu'il vient de gagner toute ton approbation en quelques secondes? oui. Mieux vaut tard que jamais, comme on dit.

Les lumières s'éteignent pour laisser apparaître le plafond étoilé. Ça tourne lentement, ça raconte la création de l'univers sur un fond sonore qui emporte les spectateurs à travers la galaxie. Tu le connais par coeur le film, il n'a pas changé. Alors tu rejoins Dorothy pour profiter d'une autre perspective. Au centre du planétarium, tu lèves les yeux vers les planètes, mais tes pensées se tournent vers elle. Jupiter passe et tu réalises à quel point cette amie qui se tient à tes côtés est précieuse. Tu lui offres une coque pineapple, elle t'offre l'univers. Sur une échelle de 1 à Planétarium, à quel point tu la mérites pas en fait? Debout au milieu des étoiles, tu demandes, moitié sérieux, moitié amusé:

J'arrive pas à croire que tu m'offres ça pour mon anniversaire... Pourquoi je t'ai pas encore épousée, en fait?

Parce que si la proposition n'est pas sérieuse, l'envie qu'elle dissimule est bien réelle. À quel moment c'est faisable d'épouser sa meilleure amie pour passer toutes les soirées de sa vie à regarder les étoiles en fait? Vraie question.

▌Dorothy répond avec humour à ton idée et tu lâches un sourire narquois. L'idée traversera sûrement l'esprit d'un type plus intelligent que toi ou d'une nana un peu plus folle, un jour. La seule chose que tu espères, c'est que cette personne, quelle qu'elle soit, réalisera la chance qu'elle a. Tu n'aimes pas imaginer Dorothy faire sa vie avec quelqu'un, non pas par jalousie (tu crois) mais parce que ça t'angoisse un peu de te dire qu'un jour elle n'aura plus le temps d'aller manger avec toi après le boulot, qu'elle n'aura plus besoin de squatter à la coloc ou qu'elle regardera les étoiles avec quelqu'un d'autre. Tu n'as jamais été possessif et tu sais que tes amis ont tous leur vie, mais tu ne sais pas pourquoi, c'est un peu plus difficile de s'imaginer dans ce genre de situations avec Dorothy. Lorsque tu lui avais avoué que tu avais peur du changement, tu n'avais pas vraiment exprimé toutes les angoisses qu'il générait chez toi. Simplement parce que l'amitié que vous avez, aussi rassurante soit-elle, a ses limites. Il y a des choses qu'un ami ne peut pas exiger.

Tu lèves les yeux au passage de Mars, alors que la projection étoilée vous rapproche de plus en plus de votre planète, ça t'évite de la regarder dans les yeux pour répondre simplement:

Peut-être que je devrais le faire avant que quelqu'un de moins idiot ou de moins sain d'esprit que moi y pense.

Dorothy a raison, il y a pire, mais aussi peu flatteuse cette réponse moqueuse soit-elle, ce n'est vraiment pas le genre de choses que tu souhaites pour elle. Dans ta tête, tu es déjà prêt à faire l'interrogatoire de la personne qui trouvera un jour grâce à ses yeux. Tu es loin de te douter qu'elle est en face d'elle, mais tu as toujours été le pire qui soit en matière de jugement, pour peu qu'il te concerne personnellement. Tu serais incapable de te sauver toi-même si tu devais faire ton propre procès. Une personne qui t'offrait un aussi beau cadeau, sans se douter qu'elle n'avait pas besoin de te rendre au centuple ton amitié, ne méritais pas juste quelqu'un de moins pire les autres. Ce n'était simplement pas suffisant.

Tu restes convaincu de ce que tu as réalisé l'autre soir sur les toits. Tu ne laisseras personne retenir Dorothy, pas même toi. Il y a peut-être beaucoup de choses qui t'effrayent dans ce qui vous attend à l'avenir, mais quand elle croise ton regard et te sourit, tu en es certain. Dorothy Martin mérite d'atteindre les étoiles et si le soleil essaye de lui brûler les ailes, c'est lui que tu iras déglinguer. Tu ne sais pas si c'est la vision majestueuse de votre planète au-dessus de vous et la musique soudain épique qui te donnent du courage, ou si tu es juste aveuglé par la lumière des étoiles, mais l'émotion que tu ressens à ce moment-là est assez puissante pour t'emballer un peu le cœur. Tu prends une inspiration hachée, pas certain d'avoir des mots assez forts pour répondre comme il se doit. Tu optes pour une vérité toute simple et un sourire sincère.

Merci, James. C'est le plus beau cadeau que tu pouvais me faire.

Elle pourra continuer de minimiser sa surprise tant qu'elle le voudra, elle ne réussira pas à lui enlever le pouvoir qu'elle a sur toi.

▌Tu as peut-être trop tiré sur la corde avec cette plaisanterie sur le mariage, car plus tu y penses, plus tu t'imagines à celui de Dorothy en mode témoin qui fait le gars fort mais qui se retient de chialer, parce que t'es heureux pour elle ou parce que t'es triste d'avoir perdu ta meilleure amie, tu sais pas, mais il y a quelque chose qui t'angoisse un peu derrière tout ça. Tu es conscient que ça relève de tes propres insécurités et puisque c'est toi qui a lancé l'idée, tu te vois mal la balayer comme si elle ne te faisait plus rire. La meilleure réponse est probablement la plus honnête, mais tu y ajoutes un petit sourire sarcastique pour l'humour:

C'est vrai, en plus t'es célèbre maintenant, alors si ça se trouve dans un mois tu as déjà des tas de fans et de groupies et faudra faire la queue pour t'inviter au restau.

Vous aviez déjà parlé de son statut de personnalité publique, mais tu préfères le faire sur le ton de l'humour. Probablement car tu n'arrives toujours pas à réaliser ce que cela signifie. Pour toi Dorothy est Dorothy, y'a juste plus de gens qui connaissent son nom et savent ce qu'elle fait dans la vie. À aucun moment tu ne te dis que ça pourrait t'impliquer toi, par contre, tu reconnais qu'il y aura probablement un impact sur votre relation à long terme. Ne serait-ce parce qu'elle sera plus occupée si les Griffes remportent le tournoi de Quidditch. La coque de pineapple était une mauvaise idée, tu aurais dû lui offrir une paire de lunettes de soleil pour contrer les paparazzis. Tu notes l'idée dans un coin de ta tête pour Noël, même si tout ce que tu pourras lui offrir dès à présent fera probablement pâle figure à côté du planétarium.

Elle amorce un geste dans ta direction, ce que tu prends comme un signe pour la serrer dans tes bras, mais c'est très bref et elle s'écarte rapidement pour traduire l'idée que tu avais en tête, même si c'était dans l'autre sens:

Non, tu rigoles? T'as pas le droit de faire un truc aussi stylé deux fois de suite. Laisse-moi au moins me rattraper l'année prochaine, même si ça va être dur de faire mieux, c'est vrai...

Tu as environ douze mois pour y réfléchir, tu vas bien trouver quelque chose qui lui plairait aussi. Bon, la surprise tombe à l'eau puisque tu annonces peu subtilement que tu relèves le défi, mais tu pourrais compenser ça par un truc vraiment très, très stylé. Les galaxies tournent au-dessus de ta tête et tes idées aussi, alors tu prends du recul pour admirer le plafond plutôt que de te torturer pour un futur plus ou moins lointain. Tu tournes sur toi-même, tu as presque envie d'écarter les bras pour voir ce que ça fait de flotter au milieu des étoiles. Tu ne seras jamais aussi proche de ce que ressent un astronaute mais c'est suffisant. Petit Gus a compris assez tôt que les canards n'étaient pas fait pour aller dans l'espace. Déjà tu sais monter sur un balai, c'est bien...

Le film se termine, trop tôt à ton goût, et tu ne peux retenir une expression un peu déçue. Mais tu te rappelles que c'est probablement Benny qui est aux commandes, alors tu lèves le bras en direction de la cabine technique et tu lui fais signe de relancer la machine encore une fois.

Viens.

Tu prends Dorothy par la main pour la ramener vers les sièges et l'inviter à s'asseoir avec toi. Cette fois tu vas profiter sagement de la projection, même si tu la connais si bien que tu pourrais faire la voix off. Le film redémarre et tu passes ton bras autour des épaules de ton amie. Promis là tu bougeras pas dans tous les sens.

Si tu pouvais demander un cadeau complètement impossible pour ton anniversaire, tu voudrais quoi?

Toi, ce serait clairement de voler sur un balai magique qui va dans l'espace, mais la meilleure chose après ça, c'est le planétarium. Tu es conscient que tu ne pourrais pas lui donner la Lune si elle te le demandait, mais il y aura bien quelque chose d'approchant que tu pourras lui offrir avec tes modestes moyens. Tu feras ton possible pour réaliser son souhait, quoi que ce soit. Très lucidement, tu sais que c'est comme le mariage, ça dépasse un peu ce qu'on devrait ressentir pour sa meilleure amie, mais t'as pas envie de t'apesantir sur le sujet puisque ça fonctionne très bien comme ça.

▌L'idée derrière ta question, c'était bien sûr de trouver des pistes pour son prochain cadeau d'anniversaire. Ou de Noël. L'échéance est plus courte, mais sans pression, Gus... Alors la première réponse de Dorothy ne te satisfait pas. Il doit bien avoir quelque chose, même un souhait complètement débile? Du genre: plus de 24 heures dans une journée pour pouvoir tout faire. Ou des burgers qui ressembleraient enfin aux photos sur le menu du McDo. D'accord, peut-être qu'à l'échelle mondiale, ce serait hors de prix. Tristesse. Ton attention à moitié ancrée sur l'écran à 360 degrés, tu attends qu'elle réfléchisse, élabore peut-être autre chose. Effectivement, elle a bien une idée, mais c'est pas pour autant que tu l'approuves. Revenir tous les dix ans? Seulement?

Tu tournes légèrement la tête vers elle, même si tu regardes encore à moitié le plafond. Tu t'es promis de bien profiter de la seconde projection, mais sa réponse t'intrigue trop. L'idée est belle. Symboliquement, c'est très fort. Tu comprends d'où elle vient, et ce qu'elle cherche à dire. Parce que si dans dix, quinze ou vingt ans vous êtes toujours capables de vous retrouver comme maintenant, c'est que votre amitié en vaudra toujours la peine. Peu importe où vous en serez dans votre vie. C'est un rendez-vous stable et régulier. Ce n'est pas justement ce que tu lui avais demandé? Ce dont tu avais besoin? Des habitudes, une stabilité, égoïstement exprimées. Parce qu'à aucun moment tu ne t'étais douté que ce qui te convenait pouvait devenir problématique pour ton amie.

Alors à la question qu'elle pose, tu te retournes complètement vers elle, l'air faussement outré:

Ah non, ça va pas être possible ça. Tous les dix ans? Seulement? On pourrait pas revenir chaque année? Éventuellement, si on déménage à l'autre bout du monde, on peut négocier cinq ans. J'accepteras pas plus.

Qu'elle doute que ce soit possible, cela te rassurerait presque, parce que tu n'es pas le seul à craindre pour l'avenir. Mais tu as besoin de la rassurer autant que d'y croire toi-même. Se donner rendez-vous tous les dix ans a quelque chose de très romantique, au sens premier du terme, mais ce n'est pas suffisant. Tu souris.

Ça veut pas dire qu'on se verra plus en dehors de ça, hein? Quoi qu'il arrive, tu te débarrasseras pas de moi si facilement. Même si tu te maries à quelqu'un de plus stylé, je fais les meilleurs revani je veux rien savoir.

Tu te vois bien débarquer à l'improviste pour lui livrer un petit dessert turc, ou partir en Amazonie à la recherche de plantes toxiques et l'emmener avec toi en visioconférence. À l'époque où vous vivez, il y a tant de possibilités. Le manque de temps serait votre seul obstacle, pas vos choix de vie ou vos relations à venir. Sans compter que t'es pas sûr de trouver quelqu'un d'autre qui supporte de regarder Mean Girls les jours de déprime, ne juge pas tes choix douteux en matière de pyjamas et ne t'engueule pas même si ça fait trois jours que la vaisselle sale traîne dans l'évier. À bien y réfléchir, c'est peut-être pour ça que t'es pas en couple. Il faudrait trouver quelqu'un de sacrément génial pour te donner envie de passer moins de temps avec ta meilleure amie. Quête difficile. Alors c'est peut-être juste de la flemme... peut-être.

▌Revenir une fois par an, c'était pas vraiment négociable en fait, mais tu es content que Dorothy accepte avec une contrepartie, ça a l'air de l'amuser. Tu hoches la tête, enthousiaste:

Parce qu'en plus on a accès à la boutique de souvenirs aussi? Je dis oui! Je vais dévaliser le rayon des stickers...

Le film n'est pas fini mais tu t'imagines déjà déambuler entre les rayons, acheter ce t-shirt NASA que tu n'as pas encore, des mugs assortis pour Dorothy, un puzzle pour Tommy, une maquette de fusée Lego pour Beckett et bien trop de choses pour ton pauvre porte-monnaie... tant pis. Il te reste un mois pour économiser pour les cadeaux de Noël, ça va le faire (ou pas). Tu mettras plus d'argent de côté pour l'an prochain. Même si c'était dit avec humour, ça te rassure que ton amie te confirme qu'elle ne va pas se débarrasser de toi, qu'elle n'en a pas du tout envie. Le sentiment est mutuel.

Tant mieux, parce que j'ai pas l'intention de me débarrasser de toi non plus. T'es petite et compacte, tu prends pas de place.

Tu te retiens de rire pour tapoter sa tête avec ta main libre, sans grand succès. T'aimes bien imaginer que tu peux emmener Dorothy partout avec toi parce qu'elle est si pratique. Ce serait super en vrai, même si t'es à peu près sûre qu'elle finirait par te trouver insupportable si vous étiez ensemble H24. Elle fait pas de revani, d'accord, mais elle ramène toujours à manger, et puis elle fait ta lessive des fois, alors que tu ne le lui a jamais demandé, et quand t'es déprimé elle débarque avec un plaid et un film d'horreur comme si elle lisait dans tes pensées. Elle est plein de petites attentions que tu ne sais jamais comment lui rendre. Mais l'an prochain, c'est décidé, c'est toi qui lui feras un cadeau exceptionnel.

Le film tire sur sa fin et tu fixes le plafond sans voir les étoiles. Vous pourriez camper ici. Est-ce qu'on peut dire revenir si on ne part pas vraiment? Les fauteuils semi allongés sont ultra confo. Bon plan. La vérité, c'est que la question ne se pose même pas. Mais tu sens qu'elle a besoin d'être rassurée alors tu te tournes vers elle pour répéter:

Oui. Je t'ai promis, tu te rappelles? Je pars pas.

Tu fais peu de promesses, jamais en l'air.

Et même si je devais partir un jour pour Merlin sait quelles raisons, je serai toujours là. Au moins une fois par année... mais probablement plus en vérité, on va pas se mentir. Je survivrai pas deux jours sans t'envoyer un sms pour te raconter ma journée ou savoir comment m'habiller.

Tu dis ça pour détendre l'atmosphère, mais c'est la vérité. Tu souris doucement, en espérant simplement que ce soit suffisant pour le moment... Car pour le moment, tu n'as que des mots pour exprimer ta sincérité, mais tu comptes bien le lui prouver par des gestes aussi. Il te faut juste la bonne occasion.

Lorsque le film se termine à nouveau, cette fois, tu acceptes de te lever. Un peu à contrecœur, car vous étiez installés un peu trop confortablement sur ces fauteuils. Oui, vraiment, vous devriez camper là. Pas sûr que Benny accepte, cependant. Il pourrait avoir des problèmes, tu ignores si sa hiérarchie est au courant de votre présence ce soir. Tu ne veux pas lui créer des ennuis après ce qu'il a fait pour vous. Il vous attend à l'extérieur du planétarium, d'ailleurs, pour vous accompagner à la boutique du musée. Il vous sourit.

Je suis pas censé ouvrir la caisse enregistreuse à cette heure-ci, mais prenez ce que vous voulez et mettez-le de côté et je verrais ce que je peux faire.

Il s'éloigne, l'air fier de lui, mais tu le rattrapes:

Benny, attends... tu peux rester. Prends un truc pour toi aussi. C'est moi qui te l'offre!

Pour le remercier, mais pas seulement. Tu sais bien qu'il n'a pas fait ça uniquement pour toi ou pour rendre service à Dorothy, mais surtout parce que c'est le fiancé de ta mère, et c'est un peu ça le problème. T'aurais bien deux mots à lui dire en privé avant qu'il ne rentre pour tout lui raconter. Tu te retournes vers Dorothy en souriant, alors que tu pousses un Benny aussi mou qu'à son habitude vers la sortie de la boutique:

Vas-y déjà, choisis ce que tu veux! Je te rejoins dans deux secondes... j'ai... un truc à dire à Benny. N'est-ce pas Benny.
Hein? Ah! ...oui.

Il croise ton regard, et tu sais qu'il est très clair ce regard, Benny comprend exactement où tu veux en venir. Tout le monde sait (Benny, toi, Dorothy) que ta mère campe dans le salon ce soir jusqu'à son retour, et même si c'était l'idée de ta meilleure amie, tu n'as pas envie qu'elle fasse les frais de la curiosité mal placée de ta génitrice. Donc ce problème, tu vas le régler entre Benny et toi. Entre hommes. Ou plutôt, entre carpette et oreiller. C'est la même chose, vous devriez vous entendre.

▌Après que Dorothy se soit éloignée, tu t'assures qu'elle ne peut plus vous entendre avant de te retourner vers Benny. Tu prends un air sérieux, soucieux d'être clair et direct avec lui:

Je te paye un souvenir, et en échange, est-ce qu'on peut dire que tout ce que tu as fait pour nous ce soir tombe sous le coup du secret professionnel et que tu ne peux pas en parler en dehors de ces murs?
C'est-à-dire... what happens in Vegas stays in Vegas?
Euh... ouais, si tu veux. Tu connais ma mère.
Justement... tu sais comme elle est insistante...
C'est bien pour ça que je te demande de l'aide.
Je sais pas bien comment lui dire non...
Oui mais ça c'est pas mon problème, Benny. C'est toi qui l'a demandée en mariage, pas moi.

Assumes tes choix de vie, Benny, deviens un peu plus autoritaire et tu auras tout à y gagner. Enfin t'es pas là pour faire sa thérapie de couple. Tu voudrais garder ton calme, mais ça t'agace, tout d'un coup. Son manque d'énergie en général t'a toujours agacé. Oui, tu es quelqu'un de chill. Mais lui, c'est différent. Benny est mou. Il donne toujours l'impression de mettre trois plombes à comprendre ce qu'on lui dit, alors que c'est pas vrai du tout.

Mmh...

Tu te retiens de lever les yeux au ciel. Ce n'est pourtant pas compliqué à comprendre. Ta mère est chiante. Toi, tu vas y échapper, mais Dorothy va bien devoir rentrer à la maison à un moment ou à un autre. Et vous savez tous les deux que Nur est patiente. Elle attendra le temps qu'il faudra... jusqu'à ce qu'elle obtienne ce qu'elle veut. Elle avait peut-être fait ses études à Ouagadougou, mais elle avait 100% sa place chez Serpentard.

Mais pourquoi ça t'embête autant qu'elle sache ce qu'il s'est passé?

Une pointe d'agacement trahit ta voix. Qu'est-ce qu'il ne comprend pas, en fait?

À ton avis? Elle est grave reloue!
Oui, mais pourquoi ça t'embête maintenant précisément? C'est pas nouveau, Argus...
Non, mais...

Tu grinces un peu des dents, là. C'est vrai, ce n'est pas récent. C'est même pire que ça. Elle a toujours été comme ça. Tu croises les bras, jette un œil en direction de la boutique, mais Dorothy est hors de vue. Ton attention revient sur Benny, sévère:

Elle peut pas s'empêcher de se mêler de ma vie et je trouve ça déplacé... pour tout un tas de raisons que j'ai pas le temps de t'expliquer. Comme je suis plus à la maison, ça va retomber sur Dorothy! Je sais très bien comment elle va être avec elle. C'est pour ça que je lui ai jamais présenté mon ex, merde!

Tu lâches ça avec un petit juron, agacé. L'expression songeuse de Benny se fait presque surprise. La tienne est méfiante, instantanément. Sur tes gardes.

Quoi?
Mmh... rien.

Encore cette expression lointaine. Tu croises son regard, crois y lire quelque chose, mais non. Il a toujours l'air un peu à côté de la plaque. T'es pas sûr de savoir s'il a compris quelque chose.
Y'avait rien à comprendre.
C'était pas une comparaison à faire.

Surtout pas entre ces deux-là.

T'es agacé avec toi-même de réaliser ça, et d'y avoir pensé dans le même temps. Si tu avais dit ça devant ta mère, elle ne t'aurait pas lâché la grappe. Mais Benny n'est pas ta mère. Pendant quelques secondes, tu crois qu'il va répliquer, et tu prépares instantanément des tas de justifications. Tu devrais peut-être te pencher sur la raison qui te pousse à te justifier (plus tard), là tu sais pas. C'est comme ça, c'est tout. Sauf que Benny ne dit rien.

En ton for intérieur, tu espères qu'il réussira un jour à s'affirmer un peu. Peut-être qu'il pourrait la faire changer, ta mère. Si tant est que ce soit réalisable.

D'accord. Mais ne te sens pas obligé de m'offrir quelque chose. J'ai déjà la quasi-totalité des badges sur le thème du planétarium, tu sais...
C'est vrai?
Oui je fais la collection.
Non, je voulais dire... tu diras rien à ma mère?
Ben... je te promets rien mais... je ferai de mon mieux pour ne pas vous trahir. Je vais trouver une excuse. Je pourrais lui raconter qu'on s'est fait attraper par la sécurité et qu'on n'a rien pu visiter, par exemple... qu'est-ce que t'en dis?
J'en dis que t'es un génie et que tu nous avais caché ça, Benny.

Benny sourit, tu ne sais pas si c'est pour te faire plaisir, mais il fait semblant d'y croire en tout cas. Vous vous retournez en direction de la boutique au moment où Dorothy revient vers vous. Tu hausses les sourcils quand elle vous montre ce qu'elle a trouvé. Un petit porte-clef à quelques livres.

Quoi, c'est tout? T'as regardé partout? Y'a tellement de choix... viens!

Tu l'entraînes à nouveau en direction du magasin, ça te donne une excuse pour esquiver sa question tandis que Benny lui sourit gentiment pour la rassurer:

Pas de problème, mais je suis d'accord avec Argus... tu peux prendre autre chose...
Toi aussi tu choisis un truc, Benny!

T'es déjà à mi-chemin entre le rayon astronomie et le rayon des dinosaures en peluche, tout va bien. Tu fais tourner le présentoir à stickers. Bon, t'as plus 6 ans mais... est-ce que tu choisis des étoiles phosphorescentes? La petite planche avec tout le système solaire et très mignonne aussi. Oh non, est-ce que ce serait pas UN CAHIER À STICKERS?? En plus la couverture est recouverte d'étoiles qui bougent. C'est un truc de moldu, t'as oublié le terme. Pas aussi précis que la photographie magique, mais grave cool. Et c'est clairement destiné aux enfants, mais c'est un détail.

Je vais prendre ça... Et ça... Et... Tu crois que Tommy aimerait ça?

C'est une figurine de T-Rex avec un casque de cosmonaute et c'est probablement ce que l'humanité moldue a créé de plus cool.

▌Ça y'est t'as même pas trouvé de souvenir pour Beckett qu'on te rappelle à l'ordre, et ce magnifique t-rex que tu voyais parfaitement bien au milieu des doudous de Tommy s'envole, retour sur l'étagère. Tu essayes de ne pas afficher ta déception, tu te rappelles que tu es un adulte, alors c'est ton air blasé habituel qui reprend le dessus. MEH. Il était très bien, ce t-rex de l'espace.

D'accord...

Tu réponds, calmement, peut-être aidé par le geste de Dorothy. Peut-être parce que tu sais qu'elle a raison. Probablement un peu des deux. Adieu, t-rex, je t'aimais. Tu jettes un dernier regard au rayon avant de te retourner vers les packs de stickers étoilés. Dorothy consent à t'offrir le cahier pour ranger les autocollants, peut-être parce qu'elle est trop généreuse, peut-être parce que tu lui as fait ce regard un peu désespéré qui voulait dire: stp pas le cahier je veux au moins le cahier.... Oui, c'est sûrement pour ça. Mais c'est une semi-victoire et tu l'acceptes. Elle colle un bisou sur ta joue, comme pour te consoler, et tu hausses les sourcils, surpris. Non vraiment tu lui fais pitié à ce point? Elle a entrevu le gamin de 6 ans derrière ton regard scintillant et elle s'est dit: on va attendre encore un peu avant de lui dire que le Père Noël n'existe pas. C'est comme ça que tu l'interprètes en tout cas. Tes sourcils se froncent, ta moue blasée revient... Non mais d'accord t'as compris, tu vas prendre un petit porte-clef pour Benny aussi et on en parle plus.

Sur le moment, tu ne réalises pas que c'était un rapprochement inhabituel de sa part. Des câlins, oui, ça vous arrivait, et parfois tu lui tenais la main de façon tout à fait amicale et platonique. Tu n'es pas tactile, pourtant, ça devrait te mettre la puce à l'oreille. Même ton propre comportement au planétarium ne te choque pas alors qu'habituellement, ce genre de gestes spontanés te vient quand tu es bourré. Parce que l'alcool détend. Mais avec Dorothy tu es constamment détendu, c'est ça le truc. Tu es tellement détendu que tu ne remarques pas l'évidence.

Même Benny vous fixe.

Ton attention est attirée par le porte-clef de Dorothy. Sérieux elle aurait pu choisir mieux... La semaine prochaine tu reviens et tu fais une razzia, voilà.

On parlait de ma mère.

Ce n'était pas tellement un secret, mais tu ne voulais pas l'embêter plus que ça avec cette histoire. À tes yeux, le problème est entre ta mère et toi, Dorothy n'a aucune raison d'en subir les conséquences et c'est même pas le déni qui te fait dire ça.

C'est juste pour la protéger.

Ça fait des années que tu subis les lubies de ta mère, t'es habitué, immunisé presque, et franchement blasé. Mais c'est ta mère, tu l'as pas choisie. Dorothy en revanche est ton amie, c'est pour ça qu'elle vit sous son toit avec sa famille et ce ne serait pas juste qu'elle se sente forcée de supporter ta mère en silence. Tu lui lances un regard en coin, amusé:

Benny va lui raconter qu'on a pas pu visiter le musée parce qu'on s'est fait chopper par la sécurité. Alors faudra pas en parler, même à Tommy parce que s'il fait une bourde on va avoir ma mère sur le dos jusqu'à Merlin sait quand...

Vu ton débit de paroles il est clair que la situation t'agace, mais tu parviens à garder ton calme. Ce n'est ni la faute de Dorothy, ni celle de Benny, tu ne regrettes en rien cette surprise d'anniversaire mais plus ça va et plus tu as envie que cette soirée reste comme un secret entre ton amie et toi. Que Benny soit au courant, ça ne te dérange pas, peut-être parce que ce n'est pas une commère comme ta mère... Mais tu as l'impression, non, la certitude qu'elle va tout gâcher si elle l'apprend. Elle va y coller son interprétation douteuse, s'en servir pour corroborer sa thèse foireuse, au lieu d'accepter simplement votre relation telle qu'elle est. Tu croises les bras, songeur. C'est malaisant, sans compter qu'elle est mal placée pour se mêler de tes affaires, pas quand elle t'a si souvent laissé livré à toi-même durant tes jeunes années.

C'est facile de revenir et de s'intéresser à ta vie quand tu es là, annem. C'est facile de te mêler de mes affaires quand tu le peux, puis de ne jamais prendre de mes nouvelles quand tu n'es plus là. Tu te demandes si son petit jeu cessera lorsque les Martin auront trouvé un nouveau logement, ou si elle va y prendre goût. Elle était déjà très fouineuse avant, la seule différence, c'est qu'elle a plus d'occasions de le démontrer maintenant. Ce n'est pas seulement fourbe, c'est aussi injuste pour Dorothy. Elle a assez à gérer sans devoir en plus supporter les délires de ta génitrice.

Je ne sais pas encore comment ça va se passer pour les Fêtes, mais perso je suis pas prêt à supporter ses sous-entendus entre la dinde et le dessert.

Si ça continue... il faudra bien que quelqu'un la remette à sa place à un moment donné. Ce n'est pas Benny qui va le faire, et c'est entre elle et toi, alors forcément que tu vas devoir la confronter, et forcément que ça ne va pas être joli. S'il y a bien une personne contre laquelle tu es capable de péter un plomb, c'est elle. Et c'est réciproque. C'est beau, l'amour entre une mère et un fils.

▌C'est tellement naturel pour toi de ne pas raconter ta vie à ta mère que ça ne te traverse pas l'esprit que l'idée puisse être bizarre, voire absurde, pour quelqu'un d'autre. Tu sais pas, peut-être que t'as tellement été habitué à vivre ta vie sans qu'elle s'en mêle que le moment venu, ça te semble insupportable à gérer.
Ou peut-être que ta mère est la pire fouineuse du monde.
En tous les cas ça ne te semble pas un objectif insurmontable, mais ce n'est apparemment pas la même chose pour Dorothy. Tu écoutes son opinion, tu n'es pas fermé à d'autres options mais ne rien faire et attendre qu'elle lui tombe dessus, ça ne te semble pas viable.

J'ai pas dit qu'il fallait avoir honte. Et je fais confiance à Benny.

Ce brave Benny qui est tourné vers vous, comme s'il essayait de ne pas vous écouter tout en vous écoutant, alors tu lui fais coucou par dessus le rayon cartes postales et porte-clefs avec un petit sourire. Non, tu ne lui fais pas totalement confiance, mais tu l'as à l'œil et il sait que c'est le cas. Il faudra se contenter de ça.

Quel retour de bâton? Si ma mère l'apprend, crois-moi qu'elle comprendra toute seule pourquoi on lui a caché ça. Elle n'aura pas le droit de se plaindre. Elle n'a rien à dire en fait, c'est pas ses affaires, ça, c'est juste ce qu'elle veut te faire croire pour être au courant de tout.

C'est une de ses techniques préférées, ça, te rappeler qu'elle est ta mère et qu'elle a le droit de savoir ce qui se passe dans ta vie. Sauf que t'es majeur. Et que c'est pas la mère de Dorothy. Tu ne vis plus sous son toit, tu ne dépends pas d'elle, alors techniquement, tu ne lui dois rien. La situation est différente pour Dorothy, évidemment. Mais elle semble capable de gérer. C'est ce qu'elle t'assure, en tout cas, et c'est presque suffisant pour te rassurer. Tu te retournes vers elle pour tourner le dos à Benny et tu baisses aussi la voix pour répondre à ton amie:

Je sais ce qu'elle va faire, je la connais tellement bien que je pourrais lui écrire le script. Elle m'a déjà fait le coup par le passé, crois-moi... sur le long terme c'est pas viable.

Au reste de ses paroles, tu ne peux pas opposer de grands arguments. Sur le fond, tu sais qu'elle a raison. Ce n'est jamais une bonne chose de commencer à avoir des secrets, mais ça ne te semble pas si terrible puisque c'est juste une soirée normale. D'accord, c'était une surprise, et c'était pour ton anniversaire. C'est le genre de détails qui ne va pas échapper à ta mère. Mais ce n'est pas comme si elle ignorait que tu passais des soirées avec Dorothy. Elle n'a pas besoin d'un débriefing à chacune d'elles, non? Tu es presque tenté de demander à Dorothy si ta mère lui demandes un rapport à chaque fois qu'elle passe du temps avec toi. Presque. Ce n'est peut-être qu'une question de temps, en fait. Plus elle se monte la tête, et plus elle va devenir insistante. Dorothy tapote ta joue et ça te coupe dans le fil de tes pensées. Il y avait une conclusion logique à tout cela, mais tu l'as perdue. T'as pas l'habitude des compliments aussi frontaux, même si ça reste dit sur le ton de l'humour. Tu recules la tête pour échapper au contact, mais sans la quitter des yeux et avec un sourire en coin:

Je sais pas pourquoi je m'inquiète, si tu te sens capable de la remettre à sa place si elle va trop loin... Elle est tenace, mais comme tu le dis, c'est toi qui vas l'avoir sur le dos, pas moi. J'ai juste pas envie que tu subisses ça sans broncher, parce que t'y es pour rien si elle est comme ça...

Haussement d'épaules.

...mais j'ai vraiment pas envie de penser à ma mère quand je passe du temps avec toi, alors je trouve un petit truc pour Benny et on sort de là.

Une stratégie de Noël pour éviter le gui... En vrai, vous êtes pas sortis.

Benny se dirige vers la caisse pour mettre vos trouvailles de côté et tu agites sous son nez l'aimant le plus moche que tu as pu trouver.

Wow... qu'est-ce que c'est que cette vieillerie?
T'as vu? Terrible. Tu pourras le coller sur la porte du frigo, quand ma mère le verra demain on prétendra qu'on ne sait pas comment il est arrivé là et qu'on a probablement été maudit par l'esprit des souvenirs kitchs, qu'est-ce que t'en dis?

Benny n'a pas l'air de trouver ça aussi amusant que toi, mais c'est probablement parce que ce sera à lui de gérer ça. Hé, il a choisi d'épouser ta mère, maintenant faut qu'il assume. T'oses pas lui dire que vous n'avez plus besoin de lui, parce qu'il doit probablement fermer la boutique et le musée aussi, mais tu cherches une porte de sortie. Tu te vois mal rentrer avec Dorothy et Benny dans sa petite voiture moldue. Ce serait terrible même si tu n'avais pas peur des voitures. Et d'un coup, ça te revient, comme une évidence. Tu te tournes vers Dorothy, soudain plus sérieux qu'avant:

Avant de rentrer, j'aimerais te montrer un truc moi aussi. Enfin, si tu as encore un peu de temps.

Tu sais pas trop combien de temps cette soirée surprise était censée durer, mais t'es à peu près sûr qu'on n'est pas censés vous trouver là au moment de l'ouverture demain matin. Tant mieux parce que c'est pas du tout dans tes plans.