▌Passer son après-midi dans une file d'attente, ou comment bien remplir sa journée de congé. Pour être honnête, tu n'avais pas prévu de perdre tout ton temps à la librairie aujourd'hui, c'était une idée qui avait surgi spontanément, au détour des infos du Daily Prophet que tu lisais en buvant ton café du matin. Dédicace de Declan Bergling dès 14 h... Oh putain. Tu as failli lâcher ton pineapple dans ton bol de céréales. C'était comme une évidence. Non, tu n'avais jamais lu son autobiographie. Oui, tu devais y aller. Beckett avait une copie. Volée. C'était parfait. Tu allais y aller et lui demander de te la dédicacer. Pour la postérité.

Et aussi un peu parce que t'es curieux.

À 14 heures, tu es donc devant la librairie. Tu pensais naïvement que c'était une bonne idée d'arriver à l'heure. Erreur. Le bougre avait des fans, beaucoup de fans. Certains avaient dû camper là, c'était pas possible autrement. La foule est dense mais une fois que tu atteins la porte, les choses deviennent plus simples: on a installé des barrières en cordon rouge, les gens font la queue en zigzaguant à travers le magasin. Et vu le monde qu'il y a, tu peux prendre ton temps pour visiter les rayons en attendant.

En fait, il vaut même mieux que tu passes vers la fin. Ce que tu fais. Il y a tellement de monde, ce qui te surprend, et te rassures en même temps: si Beck est à court de gallions, il pourra toujours revendre le livre dédicacé sur le marché noir, ça doit valoir une blinde. Ou le garder comme un investissement sur le long terme, et le revendre encore plus cher dans quelques années. Peut-être que dans dix ans, ton colocataire sera millionaire. Tout ça parce que t'as eu la bonne idée de débarquer à la librairie aujoud'hui.

La file s'étiole petit à petit alors que les minutes passent. Lentement. Tu joues sur ton pineapple en attendant. Il y a encore un petit groupe de fans devant toi, en les regardant tu te demandes si la cible principale de son éditeur est la ménagère de moins de 50 ans. C'est vrai qu'il y avait beaucoup de femmes aujourd'hui, des jeunes et des ados aussi... Mais qui es-tu pour juger, Gus? Pas les lecteurs, en tout cas. Pour le reste... Faut voir. Ton tour vient enfin. L'avantage de passer maintenant, c'est que tu as eu tout le temps de réfléchir à ce que tu allais bien pouvoir dire. Tu t'avances, ta copie du Temps des corbeaux entre les mains.

Bonjour. Je suis le dernier, on dirait. Journée chargée?

Accompagné d'un petit sourire en coin. Tu paries que c'est dur d'être une célébrité. Surtout quand on a basé son succès sur une telle affaire politique et sociale.

▌C'est bizarre comme sentiment. Se retrouver devant une personne que tu ne souhaitais pas vraiment croiser, mais avoir fait l'effort d'attendre pour le rencontrer, ça crée une sorte d'anticipation que tu n'avais pas... well. Anticipée. Alors qu'à la base, si on t'avait dit: tu vas causer avec Declan Bergling, t'aurais pas spécialement attendu ce moment. Et pourtant t'es là. Tu souris à sa réponse, un peu crispé d'abord, puis plus franchement. Il a l'air de plaisanter, mais il pourrait tout aussi bien se moquer de toi. Tu décides de jouer sur l'humour:

On me le dit souvent, oui!

Rencontrer son lectorat... ouais. T'aurais jamais fait la queue pour un autographe de ton bouquin d'astronomie préféré, mais tu ne peux pas t'empêcher de penser qu'il est triste qu'une personne comme lui ait une fanbase aussi fournie alors que de très bons écrivains restent dans l'ombre. Tu ne sais même pas si Declan écrit bien, en fait. Si ça se trouve, il a un ghostwriter; il a juste posé ses idées et c'est quelqu'un d'autre qui a écrit. L'idée ne te semble pas si aberrante, maintenant que tu y penses.

Sa réaction te prend de court et ton visage affiche un air surpris, brièvement. Tu n'as jamais côtoyé Bergling de près à Poudlard, tu ne t'attendais pas à ce que ton visage lui semble familier. Parmi toutes les personnes qu'il a dû croiser là-bas... Ce pourrait être lié aux Foxes, mais l'organisation d'étudiants rebelles s'était toujours faite discrète sur l'identité de ses membres et l'exacte nature de leurs actions. C'est pas ça. Peut-être juste le hasard? Dans le doute, on va partir sur ça. C'est plus sûr.

Eh bien, nous étions tous les deux à Poudlard. On s'est sûrement croisés dans les couloirs, mais vous ne me connaissez pas. Moi, je savais qui vous étiez. Votre nom était déjà connu à l'époque...

C'est dit sans emphase, tu vas pas la jouer lèche-bottes, mais c'est la vérité, alors en soi... il peut l'interpréter comme il veut. Tu croises les mains dans le dos et tu ajoutes, faussement pensif:

... même avant tout ce qu'il s'est passé. Ça a dû être cathartique pour vous de faire ce livre. On entend souvent dire qu'écrire aide à surmonter les épreuves difficiles.

Rappel que t'as pas lu son bouquin; mais t'es à peu près certain qu'il s'y dépeint comme une victime. Declan, dans l'histoire, c'est le pauvre élève qui était trop jeune pour être condamné à Azkaban. Tu sens naître une pointe de mépris, là où il n'y avait avant que de l'indifférence. Continues de sourire poliment, Argus. Ça n'en vaut pas la peine.

▌Tu ne doutes pas une seule seconde de ses paroles lorsqu'il dit que cette période avait été difficile pour lui. Objectivement, c'est sûr qu'il en a pris plein la face quand il a été arrêté par le Ministère de la magie. Le retour de karma. Qu'il soit coupable ou pas, responsable ou non, un tel retournement de situation aurait traumatisé n'importe qui. Tu as simplement du mal à avoir de l'empathie, malgré ton cœur de Poufouffle, pour tous ceux qui étaient dans son camp à lui.

Surtout pour ceux qui étaient proches de lui.

Quelque part, tu es presque tenté de la lire, son autobiographie, pour savoir à quel point il était copain avec le corbeau. Curiosité malsaine. Une période difficile, hein? Tu hésites à forcer un peu dans cette direction. Ce qui finit par te convaincre de poser une question un peu plus osée, c'est le rappel que tu as passé des heures dans cette file pour voir un type que t'aimes pas signer un bout de papier.

Ça y'est, tu l'as dit.

Tu l'aimes pas.

Et peut-être que tout ça ne changera rien à ta vie, ni à la sienne d'ailleurs, mais sur le moment, la satisfaction instantanée que tu peux en retirer est suffisante pour oublier ta prudence et t'encourager sur la voie de l'audace. Tu prends un air faussement sérieux, faussement concerné:

Diriez-vous que ce livre vous a aidé à surmonter vos traumatismes pour vous reconstruire?

Ou diriez-vous que vous êtes toujours traumatisé et perturbé, M. Bergling? Tu imagines que c'est le genre de questions que les journalistes pourraient lui poser. Peut-être avaient-ils déjà essayé. Bizarrement, tu n'en avais jamais lu de telles dans la Gazette du Sorcier. Tu te penches légèrement pour voir ce qu'il va écrire.

Ce n'est pas pour moi. Est-ce que vous pourriez écrire: pour Beckett Campbell, mon plus grand fan s'il vous plaît?

Tu n'as aucune idée de la nature exacte de sa relation avec ton colocataire, tu penses juste que ce serait hilarant d'offrir ça à Beck pour son anniversaire.

▌Tu as dû être encore moins subtil que tu le pensais pour que Declan réagisse de cette façon. Tu as rarement vu quelqu'un se braquer si vite. Ce serait drôle si cela ne laissait pas un goût amer et une sale impression. Pourquoi parle-t-il de Dorothy? Ton regard, sincèrement surpris pour le coup, suit ses mouvements alors qu'il remballe ses affaires. Pas d'autographe? Ah, non. Tu refuses de t'être tapé cette queue de merde pour rien.

Un peu salé, Gus.

On parie que la frustration t'aidera à garder la face.

Euh... pardon? De qui vous parlez?

Il se lève et enchaîne, clairement Beckett c'est un sujet sensible. Ton expression se renferme devant ce ton méprisant. Même si tu n'étais pas là pour plaisanter, ce serait vexant. Ce serait même pire, en fait. Et si tu étais réellement un lecteur assidu de son livre? C'est comme ça qu'il parle quand ses fans ne sont plus dans les parages? Il a bien de la chance qu'il n'y ait aucun témoin.

Tu n'as pas besoin de te forcer pour avoir l'air vexé.

Le mec se prend vraiment pas pour de la bombabouse. Il est encore pire que dans tes souvenirs. Heureusement que tu ne l'as pas côtoyé de près à Poudlard.

Beckett Campbell est mon colocataire, j'ai vu qu'il avait laissé votre livre dans le salon et je pensais lui faire plaisir en lui faisant la surprise de la dédicace, mais si c'est comme ça que vous traitez vos lecteurs...

Tu récupères la copie vierge et tu la mets sous ton bras. Même ce pauvre bouquin ne vaut pas la peine d'être entaché par la signature de ce crétin. Tu clignes des yeux, brièvement pensif.

Ah, ça me revient maintenant... Dorothy Martin, la fille de la célèbre joueuse de Quidditch, c'est ça? Je ne me rappelais pas que vous la mentionniez dans votre livre.

Raisonnement logique si on part du principe que tu ne la connais pas personnellement.

Franchement c'est peut-être à elle que tu devrais demander de signer cette copie.

▌D'abord Beckett, ensuite Dorothy... Pour parler si mal de tes amis, il doit soit être très mal informé, soit vivre dans un monde parallèle au tien. C'est presque rassurant, en un sens: pas besoin de lire son torchon pour savoir ce qu'il contient. Un livre qui a été écrit par une personne qui croit si faussement détenir la vérité ne peut être qu'un tissu de mensonges. C'est presque fascinant la hargne qu'il met à dénigrer tes amis, il doit y avoir une sacrée histoire là-dessous. Il faudra que tu penses à leur demander quand et comment ils ont fait pour traumatiser Declan Bergling.

Tu ne vas pas chercher à le contredire. Tu sens que c'est inutile. Les personnes comme ça, engoncées dans leurs convictions, elles se repèrent à des kilomètres; pas besoin de faire la queue dans une librairie pour les trouver. Tu aurais envie de repousser ses convictions, de lui demander pourquoi il pense ça, et est-ce que c'est si terrible d'envoyer sa famille à Azkaban si elle a commis des crimes? (tu paries sur quelques mommy issues de son côté aussi) Mais c'est la curiosité plus que l'envie de défendre tes proches qui te pousserait à le provoquer. Ce serait un peu honteux de ta part. Tu préfères encore le laisser croire ce qu'il veut. C'est un cas perdu, ça se voit.

La seule chose qui te fait réagir, c'est sa dernière remarque sur la réussite de Dorothy.

Pourquoi, parce qu'elle est devenue célèbre sans avoir besoin d'écrire un livre pour parler d'elle?

Le ton est légèrement moqueur. Tu souris, très brièvement, avant de reprendre ton sérieux. Ça ne t'amuse pas, c'est même plutôt l'inverse. Tu lui as fait croire que tu ne connaissais pas Dorothy, et peut-être que tu as trop de fierté pour revenir en arrière maintenant. Mais tu peux être plus honnête. Tu jettes un oeil derrière vous, en direction de la sortie. Puis tu hausses les épaules, le livre sous le bras, l'autre main dans ta poche:

Tant mieux si les choses marchent bien pour vous, monsieur Bergling, mais rabaisser ceux qui n'ont pas votre succès, c'est pathétique. À force, les gens vont se demander pourquoi vous accordez tant d'attention à des personnes qui ont si peu d'estime à vos yeux. On pourrait croire que vous les jalousez, ce qui serait franchement étrange puisque vous avez si bien réussi votre vie... non?

Tu penches la tête sur le côté. Tu serais psychomage, tu aurais fait une thèse à son sujet. Tant d'orgueil et de mépris, c'en est presque fascinant.

▌Tu hausses les sourcils, sceptique, quand il s'agace davantage. Tu ne pensais pas possible de l'énerver davantage, tu devrais peut-être en retirer une certaine fierté, mais c'est loin de te faire plaisir.

Et pourtant c'est de votre bouche que leurs noms ne cessent de sortir.

Il faudra que tu lui dises, à Beckett, à quel point prononcer son nom peut déclencher les passions. À défaut de lui ramener un autographe, tu pourras lui apprendre que Declan Bergling se met dans tous ses états et invente des insultes toutes plus originales les unes que les autres.

Sans compter sa défense larmoyante. Il s'est battu pour parler, mais bien sûr. Il s'est battu pour ne pas aller à Azkaban, oui. Pour survivre. Comme il remet la situation de Dorothy sur la table, tu te demandes si sa mère échapperait aussi à l'opprobre en écrivant un bouquin à sa sortie des geôles. Comment ma fille est devenue célèbre en me dénonçant de soutenir un mage suprémaciste, ou quelque chose comme ça.

Je pense que l'honneur n'est pas quelque chose d'acquis. Et que l'honneur de la famille, comme vous dites, ne dépend pas d'un seul individu.

On ne reçoit pas de l'honneur familial à la naissance, comme un bien qui vous est dû éternellement. De la même façon que tu penses que ce n'était pas le devoir de Dorothy de sauver l'honneur de sa famille, tu ne crois pas que Declan aurait dû prendre sur lui celui des Bergling, que des générations de sorciers avaient passé des années à bâtir ou non. Parce qu'à défendre l'honneur d'un groupe, on oublie le sien propre.

Enfin, c'est son problème. T'es pas là pour philosopher, et tu as assez perdu de temps. Comme prévu, c'était une après-midi tout à fait inutile. Tu en ressors avec plus d'amertume que de satisfaction et ta curiosité n'est même pas satisfaite. Tu lèves les yeux au ciel, agacé. Plus contre ta gestion du temps que contre Declan, d'ailleurs.

Non. J'ai épuisé tout mon temps libre ici, soyez certain que je ne vais pas le perdre à parler de vous ailleurs. Bonne journée.

Tu lui réponds sèchement, avant de tourner les talons.