Elle pensait à une simple impression.
Un tour de son imagination.
Des semaines que ça dure. Des signes qu'elle connaît trop bien. Des précautions détournées prises. Quitter le travail à des horaires irréguliers. Eviter les ruelles isolées. Se rendre compte que c'est inutile. Demander à Mana de la raccompagner. Mais il n'est pas là, Mana. Il n'est pas toujours là. Il ne le sera pas toujours.
Et ce n'était pas qu'une illusion.
Son ombre a un nouveau démon.

Elle fait profil bas dans la rue, Tove.
Suit les lampadaires qui clignotent en marchant aussi vite qu'elle peut. Regarde devant elle. Tourne. Retourne. Encore. Encore. Encore. Ici et là. Là et ici. Cherchant que faire. Parce que si elle va chez elle, elle a perdu. Elle le sait. Il l'y suivrait. Il saurait où elle habite. Et c'est le premier pas engagé pour la suite de la chute.
Thomas le lui a appris de nombreuses fois.

Elle s'était résignée.
Elle s'était dit qu'elle se laisserait faire - mais pas cette fois. Elle cherche, Tove. Elle tourne en rond. Parce qu'elle ne veut pas que le semblant de stabilité fragile qu'elle a réussi à établir vienne à se briser. Qui c'est lui importe peu. Elle veut juste sa tranquilité.

Alors quand elle te voit au milieu des rues vides, c'est un peu la providence. Une providence très effrayante. A la carrure imposante. Au potentiel danger supplémentaire, vues les rues où vous vous trouvez. Elle n'est pas ici depuis très longtemps mais elle a assez mis les pieds dans les embrumes pour savoir que ce n'est pas là où la lumière règne. Mais les ombres ne lui font plus peur, à Tove.
Ca fait trop longtemps qu'elle y est. A risquer de s'embourber ou ne pas prendre la chance de s'envoler, elle a fait son choix. Alors elle marche jusqu'à toi. T'interpelle maladroitement. Elle lève la tête pour croiser ton regard (tente de cacher la peur dans le sien qui vacille) alors qu'elle serre la bandoulière de son sac dans ses mains tendues. La voix qui tremble sur les premières syllabes. Mais elle prend son courage à deux mains.

▬ Désolée de vous déranger. Je. Herm. Est-ce que vous pouvez m'aider ?

Un léger coup d'oeil en arrière.
Vers celui qui tente maladroitement de se cacher.

▬ J'ai aucune idée de qui c'est, ça fait presque une heure qu'il me suit... Je sais pas comment m'en débarrasser.

C'est pas comme si elle savait se battre.
C'est pas comme si elle savait se défendre.
C'est pas comme si elle était bonne en magie.
Elle est belle, Tove. Mais c'est tout ce qu'elle est.
Elle relève la tête pourtant, stabilise sa respiration un peu tremblante. Canalise l'anxiété comme elle peut.
(Elle est terrifiée.)
Et si c'était Thomas ?
S'il l'avait enfin trouvée ?
S'il allait finir ce qu'il a commencé ?
Un frisson de frayeur descend le long de son échine, l'ombre de la terreur se glissant dans ses yeux.

▬ S'il-vous-plaît.

C'est presque supplié.

Y'a la colère dans ta voix.
Ça devrait pas, mais ça la rassure un peu Tove. En même temps, ça la fige un peu dans sa démarche. Mais ça la rassure. Parce que c'est familier la colère. Elle en a l'habitude. Un peu trop, peut-être. Et ça réveille en elle des souvenirs qui lui glacent le sang, mais dans son esprit tordu par la peur ça la rapproche un peu de ce qui fut sa maison.
Et à bien grand mal, c'est rassurant.

Tu la toises et tu toises les ombres.
Elle oscille maladroitement d'une jambe à l'autre dans l'attente. L'attente de quoi, elle ne sait pas trop. Même un simple cri à l'égard de l'inconnu lui suffirait. La moindre petite chose qui sauverait le peu de tranquillité qu'elle a pu assembler.
Mais elle est belle, Tove.
Belle, mais pas chanceuse.

Parce que t'en as rien à foutre.
(Comme tout le monde.)
T'es pas un sauveur, non. Mais t'aurais pu. Ça prend si peu pour sauver quelqu'un qu'on oublie que c'est pas grand chose de parfois aider son prochain. Elle s'attendait pas vraiment à autre chose pour autant. Alors elle resserre les mains sur sa lanière, retenant des excuses au bout des lèvres. Elle a envie de dire pardon, Tove. Mais elle ne le fera plus. Parce qu'elle n'a pas eu tort de demander de l'aide.
Peut-être qu'elle a juste eu tort d'espérer.

Elle te regarde partir et reste immobile un moment avant d'entendre un pas derrière elle et le frisson redescend le long de sa nuque, assez virulent pour la forcer à mettre un pied devant l'autre malgré l'effroi dans son estomac. Elle ne fait pas exprès, mais elle prend le même chemin que toi. Par hasard. C'est par là qu'elle doit aller. Alors maintenant, elle fait doublement attention. A rester assez en retrait pour ne pas s'attirer ta colère de trop (le feu familier, elle n'a pas envie de s'y brûler, juste de s'y réchauffer) mais assez loin de celui qui est déjà trop proche à son goût.

C'est pas aisé.
Parce qu'il est têtu, vraiment.
Elle déglutit, Tove.
Un peu envie de pleurer.
Mais que peut-elle faire ?
A part marcher. Marcher, marcher, marcher. Jusqu'à ce qu'elle se crame les ailes contre toi, ou qu'on vienne les lui arracher.

Elle connait la rage, Tove.
La vraie, l'imprévisible et perfide, pernicieuse. Celle qui fait trembler les gens comme le sol, comme le monde, comme son corps qui a pu valser contre une table ou un meuble ou ce soir qu'elle a vaguement oublié quand elle a perdu malgré sa beauté.
Elle connaît, c'est ce qui l'a toujours bercée.
Même dans l'amour, il n'y a que la violence qui l'a cajolée.
Alors que tu te retournes vers elle, accusateur, elle ne flanche pas. Elle n'a même pas le temps de se défendre, de dire que non, le hasard est ainsi fait et les chemins se croisent parfois, que ta voix monte et fait tressaillir ses épaules. Le feu qui s'enflamme et les braises qui sautent hors du foyer de la cheminée. Le monde prend feu, et elle ne peut que tenter de le contenir sans savoir comment l'éteindre. Personne ne lui a appris. (Parfois on lui a dit que c'était aussi simple que de dire oui.) Mais elle a compris au final qu'on lui avait menti.

L'ombre qui vole et elle ne sait pas trop à quoi elle assiste, Tove. C'est que t’es grand et menaçant et puissant et qu'elle est bien petite et faible. Mais elle ne sait pas des deux qui souffre le plus ; parce que dans tes poings y'a un signal de fumée, un sos que personne ne semble remarquer.

Et sûrement qu'elle pourrait te laisser le tuer.
Après tout, t’es un inconnu, et celui qui la suit l'a peut-être mérité. Mais elle est douce, Tove, et peut-être même un peu forte quand elle s'avance vers la scène.

▬ Stop ! STOP !

Sa voix résonne dans la nuit au même rythme que tes phalanges qui craquent et les os qui se froissent, que le sang qui vient tâcher le bitume. Elle est petite et frêle, Tove, mais elle finit par se saisir de ton bras qui s'abat comme le tonnerre et elle le tire fort vers elle pour l'empêcher de frapper la terre. Qu'il s'abatte sur elle s'il le faut ; mais qu'il ne s'abîme pas plus que la personne sur le sol.

Et peut-être que c'est étrange.
Parce qu'il y a de la peur dans ses yeux, bien évidemment, elle serait folle de ne pas avoir peur - inconsciente, même, sous la violence qui menace le monde et qui règne dans la rue. Mais il y a toujours autant de force dans l'inquiétude qui s'y lit. Elle est faible mais bien forte, Tove. Parce qu'elle aime les gens.
(Et qu'elle, elle serait prête à rester.)
Alors qu'elle finit par dire assez bas pour vous ;
Comme un secret, comme du baume sur les plaies, comme pour dire que la guerre est finie, qu'on peut rentrer. Et s'il n'y a pas de maison à ton nom, elle veut bien t'abriter.

▬ Vous allez vous faire mal...

Sincère et peut-être un peu trop bonne.
Pourtant la conviction dans ses yeux ne vacille pas.

▬ Et vous risquez de faire une bêtise que vous regretterez plus tard.

Et elle est comme ça, Tove.
Elle veut couvrir les gens des tempêtes qui viennent mettre la vie en bazar.